CINEMA
LE GRAND COUTEAU de Robert Aldrich : Hollywood, prison dorée
Hollywood. Charlie Castle (Jack Palance) est une véritable star. Mais il est malheureux. Jadis, il rêvait de rôles passionnants et intelligents mais il a renoncé à ses idéaux quand le producteur Stanley Hoff (Rod Steiger) lui a offert un grand contrat dans sa major, lui assurant le succès. Depuis, il ne s’illustre que dans des films calibrés, avec des happy end qui ne lui ressemblent pas. Et il s’en veut d’être un vendu, de ressembler de plus en plus à l’homme qu’il ne voulait pas devenir, trompant sa femme avec des filles sans importance, oubliant son mal-être dans l’alcool. Alors que son épouse Marion (Ida Lupino), mère de son seul enfant, est sur le point de le quitter, Charlie dit être prêt à tout pour la garder. Cette dernière lui demande alors de ne pas reconduire son contrat avec Stanley Hoff et de redevenir ainsi l’homme libre dont elle était tombée amoureuse.
Charlie s’y engage. Mais alors qu’il en parle avec son agent, ce dernier lui rappelle que si on lui « propose » de renouveler son contrat ce n’est que par politesse : il n’a pas d’autre choix que de signer. Et pour cause : quelques années auparavant, Charlie avait provoqué, en état d’ébriété, un accident, ôtant la vie d’un enfant. Son studio l’avait couvert, avait étouffé l’affaire en portant responsable l’un des amis de Charlie, prêt à se sacrifier. S’il ne renouvelle pas son engagement, Stanley Hoff le menace de tout révéler à la presse et de briser sa vie. Sous pression, la star renonce. Mais les jours qui suivent deviennent un véritable enfer : déçue, Marion compte vraiment le quitter et songe à refaire sa vie avec son meilleur ami; la fille qui était avec lui le soir de l’accident menace de révéler l’affaire et il en va de même pour l’épouse de son ami qu’il avait envoyé en prison à sa place. Dans son luxueux appartement, Charlie étouffe, se sent prisonnier et ne sait plus quoi faire…
Adaptation de la pièce de Clifford Odets, Le grand couteau (The big knife en VO) s’ouvre sur le personnage de Charlie Castle, semblant nu, pris d’un terrible mal de tête. Ce qui se dévoile, c’est un homme au bord de la crise de nerf, prisonnier de l’écran. L’enfermement est au cœur de ce long-métrage qui égratigne fortement la boite à rêves que constitue Hollywood. Castle a beau avoir beaucoup d’argent, être célèbre, il n’est pas épanoui pour autant. Loin de là. Son succès, il le doit à son studio pour lequel il tourne des œuvres qui ne lui ressemblent pas et sur lesquelles il crachait quand il était encore jeune et idéaliste. Petit à petit, il est devenu tout ce qu’il détestait et a de plus en plus de mal à se regarder dans la glace, à affronter le quotidien, qu’il noie sous l’alcool. Il a des problèmes de dos, comme pour exprimer qu’il n’en peut plus de porter son propre fardeau. La seule lumière dans sa vie sinistre, son seul espoir, c’est Marion, son grand amour. Mais elle non plus ne supporte plus l’homme qu’il est devenu. Elle essaie de leur donner une dernière chance en le poussant à résilier son contrat mais elle ignore qu’il est tenu en laisse à cause de cette sordide histoire d’accident…
Ce que le film montre, c’est que les stars hollywoodiennes sont loin d’être aussi heureuses et libres que ce que l’on s’imagine, surtout durant ces années-là où elles étaient quasiment toutes liées par contrat à des studios. Ce sont les producteurs qui tirent les ficelles et le personnage de Stanley Hoff apparaît ici comme le diable incarné. Le cinéma est pour lui un business et pas de l’art, un moyen d’imposer sa puissance et de satisfaire son narcissisme. Etant parvenu à établir un empire, il ne laissera personne troubler ses affaires. Et avec son homme de main, il a de quoi faire chanter tous ses comédiens. Face à ce monstre sans scrupules, Charlie Castle n’a pas la force de lutter. Il signe alors, devenant son esclave dans une prison dorée. Mais tous les événements qui suivent ce renouvellement de contrat le renvoient à ses idéaux perdus, sa vie qui lui échappe. Il prend conscience qu’en continuant d’avoir peur, de se laisser impressionner, il restera indéfiniment pris au piège d’un cercle vicieux, fait de mensonges le poussant à une haine de lui-même vouée à croître, l’amenant fatalement à l’autodestruction. Sentant que les choses vont aller trop loin (son producteur envisage d’assassiner la fille qui menace de révéler la vérité sur l’accident), par amour pour sa femme aussi, il va essayer, quitte à tout perdre, de retrouver sa liberté.
Le petit monde d’Hollywood est dépeint ici comme un véritable enfer, semblable à la mafia. Une usine à rêves qui broie ses artistes au nom du profit. La majeure partie du film se déroule dans l’appartement de Charlie Castle, renforçant une atmosphère dépressive et claustrophobique. La pression n’en finit plus de monter jusqu’à ce que tout explose. C’est magnifiquement écrit et filmé, d’une intensité et d’une noirceur rare, formidablement interprété. On en ressort tout retourné.
Film sorti en 1955 et disponible en DVD