CINEMA
LE CORBEAU de Henri-Georges Clouzot : charognards
Saint-Robin, une petite ville française (qui pourrait être n’importe quelle petite ville de province laisse sous entendre un panneau d’introduction au film). Le docteur Rémy Germain (Pierre Fresnay) est fréquemment sollicité pour des accouchements difficiles. Il apparaît dépité alors qu’une nouvelle fois il ne parvient à sauver que la mère et pas l’enfant. Depuis quelques temps, il flirte avec Laura Vorzet (Micheline Francey), belle assistante sociale, déjà mariée mais dont le conjoint est souvent absent. Leur potentielle liaison passe au second plan lorsqu’ils reçoivent tous les deux une lettre anonyme qui s’apparente à du chantage. L’auteur signe sous le pseudonyme « Le corbeau » et menace de révéler des vérités gênantes, déforme les actes…
Craignant le pire, Laura montre la lettre à son mari, lui aussi médecin. Les jours suivants, les lettres se multiplient, avec une violence croissante. La cible préférée du Corbeau est Rémy Germain, qui se voit insulté à toutes les sauces, considéré comme un avorteur et un vilain séducteur au passé trouble. Petit à petit ce sont tous les grands médecins et hauts responsable de la ville qui se voient viser. Le but du Corbeau se précise : il entend bien faire déménager Rémy. Ce dernier est quelque peu dépassé par la situation, se verra contraint de révéler quelques secrets qu’il aurait préféré garder pour lui.
Alors qu’il devient l’objet de tous les ragots des environs, se voyant même rejeté par des patients proches, il tente de mener son enquête. Une entreprise qui n’est pas de tout repos et qui l’amène parfois à chercher du réconfort auprès des femmes. Il essaie de revoir en cachette Laura, succombe le temps d’une nuit à Denise (Ginette Leclerc), belle « malade imaginaire », vraie boiteuse, fille facile recherchant désespérément à se stabiliser… Les lettres du Corbeau sèment la panique en même temps qu’elles révèlent les vices des habitants de Saint-Robin. Qui est donc cet être véhément qui se plaît à semer le trouble ?
Henri-Georges Clouzot adapte un sordide fait divers avec Le corbeau. Un film qui lui a valu, au moment de la Libération, après la Seconde Guerre Mondiale, d’être banni du monde du cinéma pendant plusieurs années car il avait été réalisé grâce à une société de production allemande au début de la guerre et proposait une image de la France peu reluisante. Très peu d’optimisme ici en effet et des portraits de personnages tout en contrastes, dans un très beau noir et blanc qui traduit bien les ambivalences. Il y a déjà la figure du Corbeau, ce sale charognard anonyme qui vient chatouiller les plaies et les failles de Rémy Germain ainsi que les gens qui gravitent autour de lui. Un geste mesquin dont les motifs réels ne manqueront pas de surprendre une fois l’identité du sadique révélée. Le raz de marée que déclenche ces simples lettres, ces rumeurs, montre la force toxique des mots, fait remonter la paranoïa, surgir la haine latente des environs d’un bled paumé où l’on imagine volontiers qu’il ne se passe d’habitude rien de bien trépidant.
Les villageois disent être choqués et révoltés mais éprouvent visiblement une sorte de plaisir malsain à parler des derniers événements , à les commenter. Certains n’hésitent pas à juger sans fondement, à retourner leur veste : dégât de l’effet de groupe. Ou comment s’acharner sur l’autre pour oublier ce qui nous tracasse nous-mêmes. Car aucun des personnages de cette œuvre noire et d’un grand suspense, n’est tout blanc. Rémy Germain, victime de toutes les accusations, cache quelques secrets et courtise Laura, femme mariée / Denise fait semblant d’être malade pour mieux tenter d’attirer les médecins dans son lit quand elle n’use pas de manigances au goût douteux / La petite nièce de cette dernière invente des mensonges pour soutirer de l’argent aux adultes / Des médecins se piquent ou ont des mœurs bien légères… Ce que Clouzot nous montre, c’est que n’importe qui pourrait être assez faible pour être une victime du Corbeau et que chacun serait assez haineux et frustré pour être l’auteur des lettres.
De l’ensemble émane un climat oppressant au cœur duquel bien des villageois cherchent avec hystérie un coupable (l’impressionnante scène durant laquelle l’infirmière Marie, suspectée d’être le corbeau, est poursuivie par une foule qui n’est pas sans évoquer la folie des nazis), où l’on condamne et blesse pour se défouler, où le mal n’est résolu que par le mal (un homme malade se suicide après avoir lu une lettre du corbeau lui révélant qu’il va mourir, et sa mère jure d’assassiner celui qui lui a écrit ces mots…). Les rapports entre les personnages sont tendus, souvent basés sur la manipulation ou la séduction (la liaison expédiée entre Rémy et Denise, qui offre de très belles scènes avec d’excellents dialogues). Une œuvre forte, intemporelle et superbement mise en scène sur la lâcheté, la cruauté et l’hypocrisie de l’être humain.
Film sorti en 1943. Disponible en DVD et VOD