CINEMA
QUI DONC A VU MA BELLE ? de Douglas Sirk : l’argent et le bonheur
Samuel Fulton (Charles Coburn), riche milliardaire dans un état de santé critique, commence à songer à son testament. N’ayant pas vraiment de famille ni d’amis, il envisage de tout léguer aux Blaisdell, la famille d’une femme qu’il avait aimé durant sa jeunesse et qui l’avait repoussé. Ce revers sentimental l’avait conduit à se perdre dans le travail et au bout du compte à faire fortune. Tout léguer aux Blaisdell serait donc pour lui une façon amusante de remercier son ancien amour de l’avoir éconduit et d’avoir fait de lui un homme riche. Mais Fulton a tout de même des doutes : il voudrait connaître les Blaisdell, s’assurer qu’ils ne dilapideront pas son argent.
Poussé par son personnel , il se rend dans leur petite bourgade afin de faire leur connaissance. Il s’immisce incognito chez eux, leur louant une chambre dans leur maison et se faisant passer pour un artiste sans le sou. Très vite, il tombe sous le charme de ces gens modestes. Le père de famille est l’ honnête tenancier d’un magasin-bar qui finira par embaucher Fulton comme serveur, sa femme est frustrée de devoir toujours compter son argent pour ne pas tomber dans la misère et rêverait pour leur fille Millicent (Piper Laurie) d’un mariage fortuné avec Carl Pennock (Skip Homeier), fortune locale. Mais Millicent, elle, préférerait se marier avec Dan (Rock Hudson), serveur dans le magasin de son père et fauché…
Tout bascule quand les Blaisdell reçoivent de la part d’un donateur qui tient à garder l’anonymat un chèque de 100 000 dollars. Le chèque provient évidemment de Fulton qui avec ce premier versement compte bien les tester, voir si la fortune pourrait les changer. Et ça ne loupe pas : La mère de famille revend la maison pour emménager dans une demeure hors de prix, se transforme en une insupportable nouvelle riche, forçant sa fille à se fiancer à Carl Pennock, contraignant son mari à revendre sa boutique pour ne pas ternir leur réputation. Et tout part en vrille : dépenses démesurées, Millicent fiancée à un homme qu’elle n’aime pas, son père qui boursicote à ses risques et ses périls, son frère qui devient accroc au jeu… L’argent les a définitivement salis. Pourront-ils retrouver le bonheur simple qui les habitait autrefois ?
Qui donc a vu ma belle ? ( Has Anybody Seen My Gal ? en VO) est un titre en référence à un morceau chanté dans le store de Monsieur Blaisdel. Avec ce long-métrage, Douglas Sirk nous entraine dans l’Amérique des années 1920 où les rêves de fortune peuvent définitivement conduire au malheur. Débauche de couleurs, charme rétro, beauté kitsch, quelques passages chantés et dansés bourrés d’énergie (dont un bref et inoubliable moment où l’on voit Rock Hudson se trémousser au milieu d’un salon) : nous sommes là devant une comédie pleine de charme et de fantaisie. Mais pas que. Qui donc a vu ma belle ? appartient au chapitre « comédie humaine » de l’auteur, qui comme son titre l’indique ne tient pas seulement du divertissement.
Si les passages cocasses et le côté très fantasque de Samuel Fulton amusent plus d’une fois, le long-métrage propose une véritable réflexion sur la capacité de l’argent à ternir le quotidien d’une famille ordinaire. Ils sont nombreux, de toutes les époques, les gens de classe moyenne à rêver qu’un jour la fortune leur tombe dessus, leur permettant de changer de train de vie, de ne plus devoir se serrer la ceinture, seulement profiter de la vie. C’est ce qui arrive aux Blaisdell. La mère de famille voit son rêve le plus fou se concrétiser et devient instantanément odieuse. L’argent ça se dompte, ça se gère. Quand on ne sait pas en profiter à bon escient, on court à la catastrophe. Changeant de vie, les Blaisdell se perdent peu à peu, deviennent moins sympathiques, évoluant entre des murs splendides mais affichant une mine terne. Le fidèle chien est remplacé par deux caniches, le premier amour est mis au placard pour laisser place à un golden boy, les liens familiaux privilégies sont négligés au profit de mondanités…
Si le propos peut évidemment paraître un poil naïf (l’argent peut souvent rendre la vie moins belle que le contraire) , il est amené avec tellement de fraicheur et de sincérité qu’on ne peut résister bien longtemps. Le charme de Charles Coburn y est pour beaucoup, passant de vieux milliardaire satisfait à un papi gâteau redécouvrant la vie en travaillant comme serveur, vivant sans le sou et se liant d’amitié avec un jeune premier sensible (le toujours irrésistible Rock Hudson). Et, une fois de plus, à partir d’un scénario pour le moins basique, qui relève presque ici du conte, le réalisateur en profite pour s’éclater du côté de la mise en scène, rendant l’ensemble visuellement féérique.
Prônant la victoire du lien humain sur l’argent, Qui donc a vu ma belle ? réécrit aussi, avec une certaine subtilité l’histoire de l’Amérique. Ce n’est sans doute pas un hasard si Samuel Fulton, bienfaiteur déguisé, prend quand il rencontre les Blaisdell le pseudonyme de John Smith. Réalisant que l’argent, le changement, ne font pas le bonheur, il rectifiera le tir pour laisser ses nouveaux amis continuer paisiblement leur vie…
Film sorti en 1952. Disponible en DVD