FICTIONS LGBT
LA RUMEUR de William Wyler : vérité et ambiguïté
Karen (Audrey Hepburn) et Martha (Shirley MacLaine) sont amies depuis le plus jeune âge. Inséparables, elles ont fondé ensemble une école pour jeunes filles. Après des débuts difficiles, pour la première fois l’école se porte bien et les comptes sont au beau fixe. L’ambiance pourrait être idyllique mais quelques dissonances se profilent. Parmi les élèves, on trouve ainsi la turbulente Mary (Karen Balkin), une petite fille qui déteste l’établissement de Karen et Martha et qui passe ses journées à semer la zizanie chez ses camarades, à mentir et manipuler tout le monde. Fréquemment punie, malveillante, Mary n’attend qu’une chose : trouver un argument pour que sa grand-mère la retire de l’école. Et elle pourrait bien trouver ce qu’elle cherche puisque des tensions vont surgir entre Karen et Martha.
Karen partage depuis un bon moment une relation sentimentale avec le beau docteur Joe Cardin (James Garner). Ce dernier est plus que jamais désireux de construire son avenir avec la jolie institutrice et ils décident de se marier. La nouvelle est loin de ravir Martha, amie très possessive, possiblement amoureuse en secret de Karen. Les amies de toujours commencent alors à avoir des conversations houleuses. La petite Mary écoute aux portes , perçoit des gestes tendancieux…Et alors que la tante de Martha, une ancienne actrice égocentrique et légèrement langue de vipère, perd le contrôle et ose pointer les comportements « anormaux » de Martha vis à vis de Karen, c’est le drame. Car Mary entend ce qu’elle n’aurait pas dû entendre, le déforme et va tout raconter à sa grand-mère, consciente que tout cela est susceptible de déclencher un scandale. Et ça ne loupe pas : la rumeur se propage. Perçues par tout le voisinage comme des lesbiennes, Karen et Martha vont devoir affronter l’homophobie de leurs pairs. Et petit à petit leur quotidien va devenir un enfer…
Noir et blanc classieux, deux actrices magnifiques pour un drame intense : La rumeur (The Children’s hour en VO) ne manque pas de qualités. Le film est avant tout une très belle histoire d’amitié. Une amitié forte, fusionnelle, de plus en plus vécue dans la douleur par le personnage de Martha qui refoule des sentiments amoureux. A l’époque (le film sorti en 1962), l’homosexualité était encore un douloureux problème. Difficile d’assumer des sentiments perçus par la majorité comme anormaux. William Wyler filme les ravages de l’homophobie et de l’intolérance en général. Tout commence alors que la petite Mary découvre que l’amitié entre ses deux institutrices est peut être trop forte, trop ambiguë. La petite fille ne sait à l’évidence pas ce qu’est l’homosexualité et alors qu’elle assiste à l’ébauche d’une étreinte, elle apparaît comme traumatisée. La possibilité de l’homosexualité donne le vertige, la nausée, apparaît comme un drame, une horreur.
Si on peut à la rigueur comprendre l’effarement de la jeune fille qui ignore tout du monde adulte et de la sexualité, la réaction de sa grand mère et des gens des alentours est bel et bien affreuse. Intolérance totale : alors qu’il se murmure que Karen et Martha pourraient avoir une liaison, tous les parents enlèvent leurs petites filles de l’école. Comme si une personne homosexuelle ne pouvait être que malsaine. Jugées par tous, au cœur du scandale, Karen et Martha voient leur vie se briser peu à peu. Si pour Karen la douleur est très forte puisqu’elle sait que tout ceci n’est qu’un mensonge, pour Martha les choses sont bien plus graves. Elle doit se battre contre le mensonge tout en sachant que dans le fond elle aurait peut-être aimé que ce mensonge soit vrai, que Karen l’aime aussi comme elle elle l’aime. Elle assiste alors à ce qui aurait pu se passer si elle et Karen s’était vraiment aimées et découvre que finalement elle n’a plus aucun espoir à avoir, que tous ses rêves et fantasmes enfouis ne pourront jamais prendre forme, interdits.
La rumeur est une œuvre très forte pour toute l’ambiguïté qui la parcourt, le poids des non-dits , les rapports étroits entre vérité et mensonge. Finalement tout n’est qu’une question de perception. Où se trouve la vérité ? Où est le bien, le mal ? Les valeurs et la bonne morale des uns viennent briser les certitudes et espoirs des autres. L’intolérance fait des ravages et détruit les êtres jusqu’au point de non retour. Le cinéaste instaure un drame très puissant, fait de rapports complexes entre les personnages, de rapports de force qui s’inversent. La majorité des protagonistes révèlent progressivement leur part obscure. Martha , amie fidèle mais possessive qui devient rongée par la jalousie et la frustration ; sa tante , ancienne comédienne déchue, qui ne supporte plus sa vie et ne se gêne pas pour empoisonner celle des autres ; la petite Mary qui en veut à la terre entière d’être enfermée dans cette école de jeunes filles et qui envahie de colère se mue en un être démoniaque, sadique et manipulateur (on a rarement autant eu envie de baffer une petite fille dans un film)…
Au milieu de tous ces personnages guidés par des envies, des instincts contradictoires, souvent nocifs, il y a Karen et son fiancé. Deux êtres apaisés qui vont se retrouver malgré eux dans la tourmente. Karen apparaît comme un ange, toujours douce, digne et compréhensive, lucide et apte au sacrifice.
A l’image d’un final d’une impressionnante dignité, d’une grâce totale, La rumeur est avant tout le portrait de cette femme qui semble apte à se relever de tout et à affronter le monde avec un courage et une foi certaine. Un long-métrage bouleversant transcendé par une Audrey Hepburn plus admirable que jamais.
Film sorti en 1962. Disponible en DVD