FICTIONS LGBT
MADAME de Stéphane Riethauser : grand-mère, mon amour
Le réalisateur suisse Stéphane Riethauser rend un magnifique hommage à sa grand-mère dans son long-métrage Madame. Une oeuvre sincère et pleine d’humanité qui touche à l’universel.
Mêlant habilement documentaire et journal-filmé, le cinéaste adopte une forme qui peut faire penser aux oeuvres de Joseph Morder, François Zabaleta ou plus récemment Frank Beauvais. En un peu plus d’une heure trente, nous sommes plongés avec lui dans un savoureux voyage à travers différentes générations. Le fil conducteur est la relation entre Stéphane, narrateur, et sa grand-mère Caroline. Tout le film lui est adressé. Nous découvrons leur lien qui évolue alors que Stéphane grandit à ses côtés.
Comment ne pas être fasciné par Caroline ? Elle est d’abord cette figure de la grand-mère qu’on aime fort, celle avec laquelle on a un lien spécial, privilégié, comme avec personne d’autre. La vieillesse a ce je ne sais quoi d’irrésistible, d’émouvant. Cette apparence débonnaire de Caroline, sa posture un peu bossue, son regard toujours vif, amusé, tendre. Il émane d’elle une infinie douceur et rien que la façon qu’elle a de regarder la caméra de son petit-fils qui la filme fait circuler des vagues d’amour palpables. Pour ceux qui aiment ou ont aimé fort leur grand-mère, Madame a déjà cet aspect universel : on y projette très facilement sa propre histoire, ses émotions, son amour.
Caroline, c’est beaucoup plus qu’une mamie gâteau. Comme le titre du métrage l’indique, c’est une dame, une vraie. Elle a subi de plein fouet le patriarcat, a grandi à une époque où on poussait les filles à se marier jeune, procréer et accepter cette tradition d’être mère au foyer, quelque part dans l’ombre de son époux, avec les tâches ménagères en obligation tacite en bonus. Jeune, elle a suivi les codes. Mais pas comme les autres, passionnée, elle s’est émancipée, affranchie. Pas amoureuse de son mari, elle le quitte. Même avec la peur et la stigmatisation d’être une mère célibataire à l’époque, elle fonce, elle prend en main son destin. De petits boulots en coups de chance, elle dessine son propre avenir. Elle devient la deuxième femme à avoir le permis à Genève. Elle devient aussi une entrepreneuse à succès. Ça ne plait pas à tout le monde et surtout pas aux hommes mais elle ne lâchera rien. Alors qu’on lui interdisait de poursuivre ses études, elle a passé sa vie à apprendre, s’enrichir dans tous les sens du terme. Elle porte quelque chose d’infiniment beau et féministe en elle. Même si elle garde par-ci par-là quelques remarques un peu dépassées ou peine à comprendre les générations qui lui ont succédé.
Stéphane Riethauser communique magnifiquement son admiration et sa fascination pour ce personnage réel qui avait clairement tout pour devenir un personnage de cinéma. Très attaché à sa mamie dès le plus jeune âge, il ne devine pas que les combats qu’elle a pu mener en tant que femme vont finir par devenir d’une certaine façon les siens quand il sera adulte.
L’enfance de Stéphane est heureuse et privilégiée : il évolue dans une famille bourgeoise et aimante. Mais son père (et, le comprend-on, avant lui son grand-père) lui inculquent une image de la masculinité pesante. Il faut être un mec, il faut suivre les pas vaillants de la famille, réussir, être un homme un vrai. En famille, on rigole devant La Cage aux folles, on se moque des homosexuels qu’on relègue à l’état de caricature. Être gay, c’est la honte. Pour le petit Stéphane, l’homosexualité est impossible, terrible, un cauchemar. Il veut à tout prix être un vrai mec, « normal », se fondre dans le moule. Il sait bien qu’il y a pourtant cette sensibilité, cette chose différente en lui. Il refoule. Il fait attention à comment il se tient, adolescent il se transforme en caricature d’hétéro faussement obsédé par les filles, avec un certain mépris et une misogynie dont il n’a même pas conscience. Il essaie longtemps d’être hétéro, de perpétuer la tradition, d’assurer l’héritage familial. Mais ponctuellement sur son chemin surgissent des garçons qui le transportent.
C’est au final lors de sa vie étudiante qu’il s’autorisera progressivement à être lui-même. Son coming out sera fort, ébranlera sa famille et transformera ses relations avec les membres de celle-ci. Elle le fera changer d’avis sur beaucoup de choses. Car on n’a pas la même vision de soi, la même vision du monde et la même conscience politique selon qu’on embrasse qui l’on est ou que l’on met une part essentielle de soi dans un placard. Cette belle transformation va résonner avec les combats de la grand-mère. Car on le sait, être gay c’est aussi devoir composer avec tout un tas de préjugés et d’inégalités.
S’il raconte des faits et histoires très personnelles, le film bénéficie d’une grande et belle qualité d’écriture. Le texte en voix off est très fort, attachant, nous amenant à comprendre toutes les phases que traversent Stéphane. Le montage est lui aussi à saluer, entre images d’archives à l’authenticité et à la sincérité désarmantes, déclaration d’amour pudique et pourtant galvanisante à la fois au cinéma (car le cinéma permet de transformer, dépasser le réel; il rend immortel, il est une folle liberté, un rêve – le papa de Stéphane se rêvait en réalisateur et on trouve au sein de l’oeuvre des images qu’il a pu filmer ainsi que les courts-métrages d’enfance de Stéphane). Le père est aussi très important dans le film, comme une ombre permanente, quelque part involontairement la figure d’un certain patriarcat. Stéphane Riethauser en fait d’une certaine manière le co-réalisateur de son film puisque la plupart des images de Madame sont des images filmées par lui. Une façon quelque part de réaliser un vieux rêve, de faire la paix.
Il est vraiment difficile de ne pas tomber sous le charme de ce long-métrage qui déborde de sincérité, de sentiments universels, de générosité. C’est un tourbillon d’images et d’émotions, un geste d’amour au-delà de la vie (comme ces messages répondeurs de Caroline qui mouillent les yeux à postériori). A voir absolument.
Date de sortie en France : 26 août 2020