FICTIONS LGBT
I MAY DESTROY YOU de Michaela Coel : après le cauchemar
On fait difficilement plus dans l’air du temps que I May destroy you, mini-série anglaise créée par Michaela Coel. L’artiste a écrit l’histoire, inspirée d’une terrible expérience personnelle, et l’incarne magnifiquement à l’écran dans la peau de l’héroïne, Arabella. Dense, complexe, très fine dans son analyse des relations sentimentales et physiques à l’heure des applications et des réseaux sociaux, l’oeuvre montre la frontière, parfois vite franchie, entre consentement et abus.
Tout commence un soir à Londres. Arabella (Michaela Coel), jeune autrice d’un premier livre pour millennials doit rendre le premier jet de son nouveau roman à sa maison d’édition. Le problème est qu’elle n’a rien écrit et se retrouve en totale panne d’inspiration. Alors qu’elle essaie de se concentrer, un ami lui propose de sortir faire la fête. Véritable party girl, elle ne résiste pas. La nuit sera agitée, arrosée et Arabella se laissera aller à l’excès en prenant quelques substances.
Le lendemain matin, elle a une marque au visage et ne se sent pas bien. Elle a fait un blackout et ne se souvient pas du tout de sa soirée, si ce n’est qu’elle a fini dans un état pathétique. Et puis voilà que des flashs la submergent. Elle comprend qu’elle a été violée. Elle se confie à ses deux meilleurs amis : Terry (Weruche Opia), une jeune actrice qui galère, et Kwame (Paapa Essiedu), un jeune gay qui passe son temps sur Grindr. Comme elle, ils sont sous le choc et vont l’épauler pendant la longue période qui s’annonce pour faire face à un trauma tout sauf anodin.
Arabella se rend au Poste de Police espérant pouvoir retrouver son agresseur. Mais entre ses souvenirs flous et son manque de preuves, ça n’est pas gagné. Les jours et semaines qui suivent, l’agression dont elle a été victime va changer sa façon de voir les choses et il en ira de même pour son entourage. Peut-elle compter sur Biagio (Marouane Zotti), son amant régulier italien qui a du mal à s’engager et gagne sa vie en dealant ? Ses amis lui disent-ils toute la vérité ? En parallèle, on découvre un flashback où Terry se fait avoir par deux mecs qui ont monté une supercherie pour l’amener à faire un plan à trois. Et Kwame passe de façon traumatisante d’un plan Grindr torride et ludique à un rapport bareback forcé…
I may destroy you est vraiment à part, disposant d’un ton très singulier, embrassant la forte personnalité de son héroïne. Arabella n’est pas un personnage lisse : c’est une artiste un peu flemmarde, une jeune femme qui ne sait pas où elle va et procrastine, une fêtarde qui ne crache jamais sur la drogue. Elle va payer très très cher l’insouciance qui la caractérise et va passer par tous les états. On passe constamment d’une atmosphère cool à une violente obscurité, sans transition.
Chaque épisode donne l’impression de se réinventer, explorant avec brio les mille et un visages de l’abus, l’ambivalence des personnes qui nous entourent. Au point qu’on finit par se dire que tout le monde constitue quelque part une menace : un ami qui vous abandonne, un amant qui peut d’un coup se transformer en monstre d’agressivité, un collègue sexy bien plus tordu qu’il n’en a l’air… Pas de doute : nous évoluons, et les femmes en particulier, dans un monde vraiment flippant !
Si l’intrigue se veut toujours très bienveillante vis à vis des personnages de Terry et Kwame, croqués avec un amour palpable inconditionnel, Michaela Coel a fait le choix de ne vraiment pas épargner son héroïne. On aime de suite Arabella mais on la voit aussi vriller. Refusant d’être une victime se murant dans le silence, elle finit par prendre la parole, dénonçant un collègue pervers et devenant une sorte de nouvelle icône féministe des réseaux sociaux. L’attention galvanisante qu’elle reçoit alors qu’elle est encore fragilisée par l’abus qu’elle vient de vivre, l’amène a un peu péter les plombs. De façon très intelligente, l’artiste montre les forces noires qui circulent sur les réseaux, les extrêmes, les récupérations malheureuses. Et en filigrane nous fait ressentir le vertige de l’exposition sur des plateformes type Twitter ou Instagram, la face sombre de pseudo-militants remplis de haine et plus toxiques qu’utiles.
Episode par épisode, étape par étape, le show est un récit fascinant et dérangeant sur la façon dont chacun compose avec la violence ou la dispense. Si le Mal semble être un peu partout, Michaela Coel semble nous dire que les amis restent l’ultime refuge. Et qu’aussi mal que puisse faire un abus, il faut se donner le temps pour se reconstruire, pour avancer et se détacher de la peur. Le personnage d’Arabella est en mutation constante allant de la douleur et la tristesse, l’apitoiement jusqu’à la colère puis l’apaisement. Du premier épisode jusqu’au final troublant, l’ensemble marque sa chute dans les ténèbres et le retour progressif vers la lumière. Ou le choix finalement de ne pas se laisser hanter à vie, de ne pas se laisser terroriser, de ne pas se laisser instrumentaliser : juste faire tout son possible pour trouver la force de se relever et de ne pas laisser le monstre qui nous a attaqué continuer de nous dévorer à l’infini.
Constituée d’une douzaine d’épisodes d’une trentaine de minutes, cette série est bluffante de densité, d’intelligence et de sensibilité. On sent un vrai regard féminin, fort, nuancé, qui montre une génération perdue, dévorée par le narcissisme, biberonnée au porn, ayant accepté les modes de fonctionnent mercantiles des applis de rencontres. Dans un monde où l’on vend soi-même son corps (en envoyant des nudes sur Grindr par exemple) ou son image (en se mettant en scène sur Instagram pour avoir plus de followers), où en est-on de notre rapport aux autres, à l’amour, au désir ? Dans une société où les femmes s’octroient enfin une parole dont on les a privées pendant si longtemps, comment aborder la question de l’abus, comment faire face à une agression ? I May destroy you se garde bien de donner des réponses toutes faites : elle suscite en permanence le débat, s’attache à mettre de nombreuses nuances, fait beaucoup réfléchir. Comme si la série dialoguait directement avec nous, nous amenant à nous questionner, revoir ce qu’on le pensait connaître ou savoir.
Si elle est assurément par bien des aspects féministe et contre le racisme, la série est aussi et surtout humaniste. Elle refuse de mettre ses personnages dans des cases de simple bourreau ou de victime, elle montre la complexité et l’ambivalence des situations, l’horreur de certains gestes et est transcendée par une sorte de quête d’apaisement, d’un pardon impossible face à l’inexcusable, d’un élan pour renaître après l’horreur. Une série tout simplement brillante et indispensable.
Série sortie en 2020. Disponible en France sur MyCanal