FICTIONS LGBT
EASY TIGER de Karel Tuytschaever : à l’intérieur
Premier long-métrage du réalisateur belge Karel Tuytschaever, Easy Tiger est un drame sentimental et atmosphérique d’une petite heure qui a pour singularité d’être quasi essentiellement tourné en langue des signes. Une expérience de cinéma à part et mémorable.
On entre dans le film de façon assez frontale avec un gros plan de l’anatomie du personnage principal, un beau psychologue clinicien (Mickaël Pelissier, qu’on avait pu découvrir dans le très beau Ma vie avec James Dean et qui est ici totalement différent à tous les niveaux). Ce moment de plaisir solitaire dans une voiture pose le cadre d’un jeune trentenaire séduisant, à la beauté magnétique mais peut-être un peu froide. Le fait d’être solitaire et le sentiment de solitude (choisi ou subi) est au centre de cette oeuvre contemplative au plus joli sens du terme.
La mise en scène, extrêmement soignée et photographique, presque maniaque, semble à l’image de son anti-héros qui évolue dans un environnement clinique, bourgeois, où tout semble à sa place. Rien ne dépasse, tout n’est que beauté figée et confort (et paradoxalement cet aspect étriqué génère presque une forme de malaise, de fissure annoncée).
Lors d’une séance avec un patient sourd et muet (Casper Wubbolts) dans l’hôpital où il travaille, le personnage principal vrille. A l’évidence ému par l’histoire du garçon qui lui raconte le déchirement causé par le fait que son compagnon soit mort devant lui, il laisse ce dernier l’enlacer et va par la suite entamer avec lui une liaison. Quelque chose d’interdit et d’inattendu, qui ne lui ressemble pas : le psy est en effet en couple bien rangé depuis un moment et vit déjà avec une jeune femme (Giada Castioni) avec qui l’avenir semblait tout tracé.
Un récit de liaison pas banal se déploie, dans le silence, attisant tous les autres sens du spectateur. Le dispositif consistant à embrasser le langage du personnage sourd et muet tout du long pourra peut-être en perturber certains mais quelle belle expérience ! Cela renforce complètement l’aspect contemplatif de l’ensemble et est très à propos pour donner à ressentir les émotions très intériorisées des protagonistes. Et notamment celles de ce psy qui paradoxalement n’a pas l’air doué du tout pour verbaliser les choses qui le travaillent.
Outre une indiscutable force formelle, ce long-métrage touche au plus profond de notre chair (il y a un certain nombre de scènes que l’on ressent vraiment physiquement) et qui nous renvoie à nos questionnements les plus profonds et existentiels. Plus que jamais les choses passent par les regards, par une fausse quiétude de façade. En plus des sous-titres qui retranscrivent les échanges entre le personnage sourd et muet et les autres, des sous-titres placés en hauteur apparaissent, comme des pensées tournées vers les cieux, ponctuant une narration très joliment singulière. On est dans la tête des personnages, dans notre tête à nous, et il émane de l’écran une forme rare de poésie.
Impossible de ne pas mentionner ici Mickaël Pelissier qui habite tout le film par son ambivalence, ses silences, son jeu magnifiquement intériorisé, cérébral. Easy Tiger est une de ces oeuvres qui nous fait tomber fou amoureux et de désir pour son personnage principal. Ses regards pleins de doutes, tout son visage, ses traits, son corps, sa peau : devant la caméra hypnotisée par sa beauté, le comédien est envisagé comme un énorme mystère, une muse, un modèle de photographe, une statue d’artiste, un tableau aux multiples lectures. Et ce film pourrait être aussi perçu comme un poème émanant de lui ou pour lui, insondable.
Abstraction et ellipses sont au rendez-vous, permettant à chacun de vivre sa propre expérience avec les clés parsemées ici et là. D’une rare subtilité et douceur, Easy Tiger dessine magnifiquement les liens affectifs par les gestes, les regards, l’écrit, les souvenirs. Un moment de cinéma que l’on ressent comme une transe et en filigrane un récit déchirant sur la perte. Un joyau.
Film produit en 2022, présenté au Festival Chéries Chéris 2022. Disponible en DVD aux éditions Optimale, en VOD sur la plateforme de films LGBT Queerscreen