FICTIONS LGBT
ADIEU MA CONCUBINE de Chen Kaige : au fil du temps
Enfant, Douzi est confié par sa mère ,qui n’a pas plus les moyens de le prendre en charge, aux membres de l’école de l’opéra de Pékin. Son admission n’a pas été aisée, le petit garçon disposant d’une allure étrange en refroidissant certains. Après quelques railleries, Douzi s’intègre et endure l’éducation et la formation très strictes auxquelles il est contraint de se soumettre. Pour devenir des interprètes, danseurs et chanteurs d’opéra, les petits garçons, nombreux, doivent suivre une discipline de fer, sont constamment sanctionnés par leurs maîtres.
Au cœur de cet univers replié sur lui-même (les garçons sont enfermés, ne peuvent sortir de l’école), Douzi se trouve un ami : Xiaolou. Ce dernier est un bon élève qui suit toutes les règles à la lettre. Un jour, Douzi s’enfuit de l’école avec un camarade et découvre un vrai spectacle d’opéra. Il est fasciné. Il pourrait rester dans la rue, être libre, mais décide de rentrer, ne souhaitant pas abandonner Xiaolou. Le retour sera marqué par des sanctions terribles. A bout, le camarade fugueur de Douzi se suicide. Dès lors, ce dernier ne quittera plus Xiaolou.
Mais Douzi a un caractère rebelle. Alors qu’on essaie de le forcer à endosser des rôles féminins, il refuse de se mettre totalement dans la peau de ses personnages, de dire qu’il est une fille. Poussé violemment par Xiaolou à se plier aux exigences, il finira par jouer le jeu, se faisant ainsi repéré par un homme, l’engageant lui et son ami de toujours pour jouer plus tard dans le célèbre spectacle Adieu ma concubine.
Le temps passe, nous retrouvons Douzi et Xiaolou alors qu’ils sont devenus des hommes. Ils ont désormais un nom de scène et leur interprétation d’Adieu ma concubine fait sensation. Ils deviennent des stars. Douzi est particulièrement remarqué pour sa façon de jouer subtilement, de façon très habitée, le rôle féminin de la concubine Yu Ji. Mais la reconnaissance ne semble pas plus toucher que ça l’artiste qui aimerait surtout être aussi fusionnel dans l’intimité avec son ami Xiaolou que sur scène. Xialou n’est hélas pour sa part pas attiré par les hommes, il considère Douzi comme son frère.
Un jour, lors d’une visite dans une maison, Xialou demande en mariage une prostituée : Juxian. Sollicité comme témoin, Douzi est fou de jalousie. Il comprend que sa relation , jusqu’alors exclusive, avec Xialou ne sera plus jamais comme avant. Alors que les décennies s’écoulent, que la Chine connaît de multiples transformations, Adieu ma concubine continue de tourner. Comme la société, le triangle Douzi/Xiaolou/Juxian connaît de nombreux bouleversements. Le rapport au spectacle évolue : Juxian essaie pendant un long moment d’arracher Xialou à la scène, avec plus ou moins de succès, Douzi reste constant dans son interprétation mais y met progressivement moins de cœur, les spectateurs changent.
Selon les époques, on acclame les artistes ou on les accable. Plongé dans une Chine en constante mutation, ce trio malgré lui devra faire face à un destin riche en retournements de situation et en drames intimes…
Palme d’or au Festival de Cannes 1993 (ex-aequo avec La leçon de piano), Adieu ma concubine, qui approche d’une durée de 3h, est une œuvre d’une densité incroyable. République de la Révolution culturelle, occupation japonaise, communisme : le film, dont l’intrigue prend place de 1924 à 1977, revient sur de multiples pages de l’histoire de Chine avec beaucoup de souffle. A travers le spectacle Adieu ma concubine, traditionnel dans son récit mais moderne dans son interprétation (un homme jouant le rôle de la concubine), le réalisateur Chen Kaige interroge la société chinoise dont les réactions varient selon les périodes. L’art se fait donc en quelque sorte le reflet d’un pays, d’un peuple, apparaissant comme en constante mutation, dans un déchirement permanent. Entre l’opéra et le théâtre, sur scène Adieu ma concubine relate des adieux du prince Xiang Yu et de sa concubine Yu Ji, le suicide de cette dernière avant que Xiang Yu ne soit défait et tué par Liu Bang, futur empereur Gaozu qui fonda la dynastie Han en -202. Ce qui est joué face au public trouve un écho dans les vies personnelles de Douzi et Xialou.
Grande fresque historique et sentimentale, le film est avant tout une œuvre sur l’identité. L’identité mouvante de la Chine, la perception de l’art, l’évolution des mœurs. Douzi, ancien enfant efféminé, a longtemps résisté, refusé de jouer des rôles féminins. En interprétant la concubine Yu Ji, il prendra pourtant se revanche sur la vie, devenant une célébrité, un artiste reconnu et désiré, lui qui n’était à l’origine qu’un pauvre enfant abandonné. Mais ses maux ne sont pas apaisés. Traumatisé par une enfance rude et marquée par le suicide d’un de ses amis, violé alors qu’il entrait à peine dans l’adolescence, ne trouvant pas de réciprocité dans l’amour absolu qu’il porte à Xialou, il s’égare peu à peu. Pour tromper la solitude, Douzi accepte les avances d’un mécène, Maître Yuan. Une liaison qui le mettra par la suite en danger.
Le rapport au féminin et au masculin de Douzi est au cœur du film. Un rapport conflictuel, comme pour la politique : on est scindés en deux, on aimerait être plus l’un que l’autre et au bout d’un moment on se retrouve contraint de choisir. Plus stable, Xiaolou a accepté dès l’enfance l’éducation violente de l’école de l’Opéra de Pékin. Devenu un homme, il épouse Juxian, qui quitte ainsi la maison où elle officiait comme prostituée. Xialou sera au centre de l’opposition entre Douzi et Juxian. Ces derniers aiment le même homme et ne sont pas du genre partageurs. Si au fil du temps Juxian lâchera du leste, comprenant l’attachement de Douzi pour son mari, venant même à son secours, Douzi, lui, ne fera jamais un pas vers elle, restant dans l’amertume, se repliant sur lui-même, le manque d’amour dont il souffre, se perdant un temps dans la consommation d’opium.
Le pays change, les mentalités et les perceptions qui vont avec aussi. Alors qu’hier élever des jeunes enfants très sévèrement était normal, Douzi et Xialou peineront à éduquer sur le même modèle que le leurs pairs le jeune Xiao Si, enfant abandonné recueilli par eux et rêvant de devenir artiste avant de se transformer en traître. Si personne n’était choqué du fait que Xiaolou ait pris une prostituée pour femme, cela pourra paraître plus tard comme un crime. Il en va de même pour la liaison entre Douzi et Maître Yuan (ce dernier passant d’homme très influent à collabo condamné). A force de bouleversements, de chocs personnels (Xialou et Juxian devront notamment composer avec la mort prématurée d’un enfant), les êtres se brisent, changent de visage. Un jour acclamé, un jour jugé. Un jour aimé, un jour haï. Douzi et Xialou ne sortiront pas indemnes des multiples soubresauts de l’Histoire auxquels ils seront amenés à assister et auxquels ils seront aussi personnellement exposés.
Adieu ma concubine est marqué par la passion de ses protagonistes, au destin aussi passionnant que terrible. La réalisation, sensorielle et flamboyante, ne ménage pas le spectateur, le mettant directement face aux paradoxes et violences d’une société chinoise complexe. Malgré sa longue durée, le film ne cesse de captiver (ne serait-ce que pour ses intrigues sentimentales subtiles, ses jeux de pouvoir, l’esthétique dépaysante des spectacles) et marque au fer rouge.
Film sorti en 1993 et disponible en DVD