CINEMA

BELLE DE JOUR de Luis Buñuel : l’amour et le plaisir

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Pierre (Jean Sorel) , jeune médecin, est marié à Séverine (Catherine Deneuve), une femme dont la froideur n’a d’égal que la beauté. En apparence, ils forment un couple idéal, bourgeois, lisse. Mais sans doute juste en apparence. Suite à une enfance que l’on devine légèrement tumultueuse, Séverine est envahie de fantasmes et de rêves érotiques peu communs. Elle imagine que son tendre mari l’entraîne dans les bois pour l’humilier, la maltraiter et l’offrir à des hommes dégoûtants. La princesse aimerait descendre de son carrosse pour être souillée. A plusieurs reprises, Séverine croise Monsieur Husson (Michel Piccoli) , un homme que son mari trouve sympathique mais qui, selon ses dires, la rebute. C’est que Monsieur Husson n’arrête pas de chercher la petite bête avec elle, ne cessant de la provoquer, de lui faire des avances à peine déguisées.

Un jour, il lui parle d’une maison dans laquelle des femmes comme elle iraient se prostituer. La curiosité s’empare alors de Séverine qui après bien des hésitations va se décider à découvrir ce lieu, « chez Madame Anaïs ». La mère maquerelle l’accueille les bras ouverts dans son antre qu’elle certifie être de bonne tenue. Elle déteste les filles vulgaires. Le côté « aristo » de Séverine la séduit, elle est prête à l’engager, elle ne travaillera que la journée pour garder ses activités secrètes, son pseudo est tout trouvé : elle sera « Belle de jour ».

Après des débuts difficiles liés à une certaine inhibition, Séverine commence à se lâcher et jouit d’une liberté inédite avec des hommes de passage. Elle entretient une double vie : prostituée le jour et épouse dévouée le soir, sans que le beau Pierre ne se doute de quoi que ce soit. Mais les choses se compliquent alors qu’un client fougueux, l’énigmatique brigand Marcel (Pierre Clémenti), s’attache un peu trop à elle, désirant connaître le vrai visage de la belle. Séverine pourra-t-elle garder son secret ou devra-t-elle se résigner à révéler à celui qu’elle aime son autre visage, plus obscur, difficile à assumer ?

belle de jour film

Adaptation plutôt libre de l’œuvre de Joseph Kessel, Belle de jour est sans aucun doute un des plus grands films de l’Histoire du cinéma (et je le dis car justement il s’agit d’un de mes films préférés). Ouverture à la façon d’un conte de fées, Séverine et Pierre avancent, confortablement installés dans leur calèche, on entend le bruit des cloches, hypnotique. Mais soudain tout bascule : le lisse Pierre ordonne à sa compagne de descendre et la malmène. La scène met mal à l’aise, est inattendue, rebute et en même temps excite. Séverine fantasme. Sans doute trop confortablement installée dans un quotidien bourgeois, elle rêve de décadence pour s’évader. Loin de ce mari parfait, doux, attentionné, qui lui a offert un sublime appartement et qui porte des pyjamas le rendant légèrement asexué. Ils dorment dans la même chambre mais dans deux lits séparés. C’est que Séverine ne se laisse pas approcher facilement. Pierre ne s’en offusque pas, il est toujours très compréhensif. Mais que retient donc son épouse ? Que cache sa froideur ? Ne refuse-t-elle pas de coucher avec lui de peur de se laisser dépasser par ses envies dans le feu de l’action ? Ne peut-elle pas s’adonner aux plaisirs de la chair avec quelqu’un qu’elle aime ?

Le conte de fées pourrait bel et bien virer trash. Monsieur Husson pousse la virginale Séverine au péché en évoquant la maison de Madame Anaïs. En y pénétrant, Séverine découvre un autre monde, d’autres hommes. Ils sont disgracieux, solitaires malgré eux, parfois pervers. L’ambiance entre ces murs est étonnamment bon enfant, les filles de joie se donnent sans retenue à des clients qui viennent simplement se détendre. Au départ, notre « Belle de jour » a du mal à se fondre dans le décor. Puis Madame Anaïs comprend ce qu’il lui faut. La belle n’a pas envie d’être traitée comme une lady, c’est plutôt tout l’inverse. Elle a besoin d’être dominée, de perdre le contrôle de son âme pour donner son corps. Elle n’est pas là pour l’argent mais bel et bien pour le plaisir. La prostitution est ici un fantasme. A la rencontre des clients, Belle de jour s’ouvre au monde, découvre des histoires bien éloignées de sa petite vie bourgeoise. Elle observe et jouit de l’humanité sous tous ses aspects. Sa double vie requiert une délicate organisation mais curieusement la rapproche plus de Pierre qu’elle ne l’en éloigne. Elle parvient ainsi un soir à se donner à lui. Elle n’est plus frustrée, elle peut assumer ses désirs quand elle laisse au placard ses tenues de grands couturiers, qu’elle défait son sublime chignon pour devenir sexuée, cheveux détachés, cuisses ouvertes.

Luis Buñuel porte un regard assez ludique, surréaliste sur la prostitution. Et le spectateur jouit pleinement de sa position de voyeur, il épie les hommes sous leurs plus vils aspects. « Comment peut-on tomber aussi bas ? » se demandera Séverine assistant en voyeuse à la soumission d’un homme. A ce moment-là, elle juge encore. Mais peu à peu la morale importera peu, elle choisira de s’abandonner, de répondre à l’appel de la chair plutôt que de réfléchir. Elle va se réaliser, peu importe cette fameuse « dignité » qui souvent étouffe plus qu’elle ne réjouit.

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Catherine Deneuve, dans un de ses plus grands rôles, au top de sa beauté, incarne magnifiquement cette Séverine qui semble bel et bien séparer, placer dans des cases opposées, l’amour et la sexualité. Se laisser prendre par le premier homme qui passe n’atténue pas son amour pour Pierre. Au contraire, cela la rapproche de lui. Ce n’est pas de l’amour, c’est au-delà se dit-elle. A plusieurs reprises, la voix off traduit ce que la belle aimerait dire à son doux prince mais elle est incapable de faire tomber le masque. Nul doute qu’elle aime follement Pierre, elle imagine sans doute simplement qu’il est trop bon pour comprendre ses fantasmes, ses désirs enfouis.

Le temps passe, Séverine gagne en assurance, tout en étant sujette à des fantasmes de plus en plus extrêmes (elle finira par imaginer un duel entre Marcel et Pierre où l’issue sera sa mort). La réalité la rattrape doucement. Elle s’attache à Marcel, un petit mafieux dominateur qui s’est épris d’elle. Mais il n’y a pas de place pour deux amours. Le client devenant trop obsessionnel, Séverine décide alors de quitter la maison. Pas sûr pour autant qu’elle parviendra à reprendre sa petite vie tranquille. Les choses dérapent, Pierre se retrouve en fauteuil roulant. Lâche, paralysée à sa façon,  Séverine laissera Monsieur Husson (qui avait découvert plus tôt sa double vie, occasion jouissive pour lui de l’humilier, de lui rendre le change face à la froideur à laquelle elle l’avait habitué) révéler la vérité à son époux. Consciente que sa vie ne sera jamais plus comme avant, enfermée, le seul rêve de Séverine est alors de reprendre une vie normale, de retrouver l’ivresse du conte de fées qu’elle a finalement rendu par elle-même impossible.

Sensuel, dérangeant, ambigu, riche en tensions : Belle de jour est un film inoubliable, superbement écrit et incarné. Il fait jaillir de multiples questions sur le couple, la sexualité, le désir tout en travaillant le spectateur, mis face à des sensations et des émotions contradictoires. Brillant de bout en bout.

Film sorti en 1967. Disponible en DVD et VOD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3