CINEMA
BOULEVARD DU CRÉPUSCULE de Billy Wilder : l’enfer de l’ombre
Joe Gillis (William Holden) est un scénariste qui peine à concrétiser ses divers projets. Alors que son dernier scénario est refusé par un studio, il ne sait plus comment faire pour payer ses dettes. Trois mois de loyer de retard, des agents à ses trousses pour saisir sa voiture… Sous pression, le grand brun prend la fuite mais un de ses pneus crève devant une gigantesque maison de Sunset Boulevard. Suite à un malentendu, il découvre la maîtresse des lieux : Norma Desmond (Gloria Swanson), une ancienne gloire du cinéma muet. Retombée malgré elle dans l’ombre depuis l’arrivée du cinéma parlant, la diva ne sort quasiment plus de son antre où l’on trouve des portraits d’elle un peu partout. Convaincue que le public meurt d’envie de célébrer son retour, elle vient de finir le scénario d’un film sur Salome dans lequel elle se donne le premier rôle. Elle l’a écrit « avec le coeur » et voit bien le réalisateur Cecil B. DeMille (qui joue ici son propre rôle), avec lequel elle a collaboré par le passé, en signer la réalisation.
Quand elle apprend que Joe est scénariste, elle insiste pour qu’il l’aide à réarranger son script et lui propose une somme assez conséquente pour s’acquitter de toutes ses dettes. Joe accepte mais comprend rapidement qu’il ne s’agira pas là d’un travail ordinaire. Norma ne lui laisse pas le choix : pour travailler avec elle, il ne devra pas quitter sa maison. On l’installe dans une petite chambre au-dessus du garage, on y fait livrer ses affaires sans même lui demander son avis. Puis, alors qu’une fuite ravage sa chambre, on le rapatrie dans l’une des pièces qui se situent près de celle où dort Norma. La cohabitation n’est pas des plus évidentes mais, voyant là une occasion unique de se remettre sur pied, Joe joue le jeu bien que lucide sur la piètre qualité de ce qu’il est en train de réécrire.
Le temps passe et le scénariste réalise qu’il est devenu le prisonnier volontaire d’une femme dont la vulnérabilité le touche mais dont la folie et la dangerosité lui font aussi froid dans le dos. Norma ne se contentera pas d’en faire son sbire, elle voudra en faire son nouvel homme. Un subtil jeu de manipulation se met en place jusqu’à ce que la réalité les rattrape. Tombant amoureux d’une jeune femme avec laquelle il écrit la nuit en cachette un scénario original, Joe joue avec le feu…
Considéré comme l’un des plus grands films du cinéma américain, Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard en VO) fait partie de ces œuvres qui traversent le temps avec grâce, sans jamais rien perdre de leur sublime. La grande réussite de ce long-métrage de Billy Wilder tient d’abord dans ses grandes qualités d’écriture. Un habile mélange de thriller psychologique et d’humour noir, riche en répliques grinçantes. Dans le premier rôle féminin mythique de Norma Desmond, Gloria Swanson (elle-même ancienne star du muet) est magistrale. Un jeu complètement outrancier qui amène le niveau de folie de son personnage à des hauteurs rarement égalées. Son visage très expressif, sa façon de bouger, ses répliques de divas toujours dans la sur-représentation : l’actrice trouve là un terrain de jeu exceptionnel et n’a de cesse de surprendre. On pourrait la regarder et l’écouter des heures en se régalant toujours autant. Croquée avec beaucoup de second degré, l’actrice déchue qu’elle incarne est en permanence risible et touchante. Les photos d’elle partout dans le salon, les projections privées de ses propres films qu’elle se plaît à montrer, sa conviction d’être toujours le centre de toutes les passions… Et la triste réalité que son homme à tout faire Max lui cache en continuant de la flatter en permanence : elle n’est plus désirée. Plus de désir de la part des studios qui sont passés à une autre ère, plus désirée non plus par les hommes (son seul ami fidèle, qu’elle enterre en début de métrage, était un singe). Pour maintenir l’illusion, son serviteur lui écrit des fausses lettres de fans.
Face à ce monstre de cinéma à la dérive, Joe Gillis joue à un jeu trouble. Il est clairement perçu comme un arriviste et agit comme tel. Il se laisse gâter et quand il comprend que Norma est amoureuse de lui, après l’avoir rejetée, il décide de lui donner de la tendresse en songeant à un éventuel héritage. Il sait qu’elle a des tendances suicidaires et qu’elle n’a plus que lui… Mais s’il est souvent odieux et qu’il la manipule à plus d’une reprise, on sent tout de même chez lui une vraie tendresse, une sympathie pour cette femme qui en un sens à avec lui en commun d’être rejetée d’une industrie source de bien des désillusions. Être sur le carreau est déjà difficile quand on est jeune et plein de rêves, mais c’est encore plus dur de revenir dans l’ombre après avoir été dans la lumière. L’un des summums de cruauté du film est sans aucun doute celui durant lequel Norma va rendre visite à Cecil B. DeMille, pensant qu’il est intéressé pour mettre en scène son scénario. Il s’agit en fait d’un malentendu (le studio avait appelé chez elle non pas pour lui faire une proposition de la sorte mais simplement pour lui demander de prêter une vieille voiture dont elle est la propriétaire). Personne n’osera lui dire la vérité, tant elle dit revivre en remettant un pied dans un studio…
Comme d’autres films avant et après lui, Boulevard du crépuscule montre l’envers du décor et l’enfer d’Hollywood. Scénaristes méprisés et sans le sou, vieilles gloires oubliées, cynisme ambiant… Le personnage secondaire de la douce et romantique Betty Schaefer ne sera pas en reste à son petit niveau, avouant s’être refait le nez après qu’on l’ai jetée d’un casting car on trouvait ce dernier trop imparfait. Une machine à rêve qui rend fou… S’il emploie des figures pouvant paraître à la base assez caricaturales, le film de Billy Wilder dispose d’une telle verve que chacune des scènes est un régal. Outre une écriture brillante, la mise en scène joue du rapport de force entre les personnages et tire le meilleur de l’incroyable décor de la demeure de Norma Desmond. Comme un château de princesse qui s’est transformé en l’antre du diable. Toujours aux ordres, le valet Max se dévoue à la maîtresse des lieux. On apprendra plus tard qu’il avait été son mari avant de devenir son sbire, à son service jusqu’à la déraison.
Si le cinéma ne fait plus appel à elle, Norma Desmond a transformé son quotidien en mise en scène permanente. Baignant dans l’illusion, elle ne peut se résoudre à accepter la réalité. En acceptant ses jeux tordus, Joe Gillis se croit capable à tort de maîtriser la situation… Rêves perdus, délire, cauchemar éveillé : Boulevard du crépuscule a les allures d’un conte cruel intemporel, assurément malsain. Un grand moment de cinéma.
Film disponible en 1950. Disponible en DVD et VOD