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DISCREET de Travis Mathews : trauma de l’abus

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Discreet de Travis Mathews, réalisateur des films I want your Love et Interior. Leather Bar, n’est jamais sorti en France. Il faut dire que sa présentation à la Berlinale en 2017 n’avait pas été accueillie de la façon la plus chaleureuse et que le long-métrage est indiscutablement très compliqué à vendre tant il met mal à l’aise et perturbe. Mais c’est justement ce qui le rend intéressant. Clairement l’oeuvre la plus radicale et sombre de son auteur.

Le film s’ouvre sur une vidéo de Mandy (Atsuko Okatsuka), youtubeuse ASMR qui invite les membres de sa communauté à créer leurs propres vidéos. Son contenu apaise depuis un moment Alex (Jonny Mars). C’est peut-être même la seule chose qui parvient à le calmer. Fan, il entend réaliser sa propre vidéo, entame un road trip pour capter des sons de son voyage et espère rencontrer cette influenceuse qu’il admire. Mais alors qu’il rentre dans sa ville natale, sa mère (une ancienne addict) lui apprend une nouvelle qui le bouleverse. Alors qu’il était un petit garçon, Alex a été abusé par un homme. Il le pensait mort mais sa mère lui apprend qu’elle lui a menti et qu’il est bien vivant. Cette information est insupportable pour Alex qui se retrouve submergé par des émotions contradictoires. Le pire trauma de son existence ressurgit complètement, le dévore de l’intérieur.

Il y a en lui une soif de vengeance et il n’écarte pas la possibilité d’aller retrouver le violeur pour le tuer. Mais alors qu’il arrive devant chez lui, il réalise que ce dernier est désormais paralysé : malade, il n’a plus toute sa tête. L’agresseur, John (Bob Swaffar), ne peut plus s’exprimer et est comme un légume. Alex n’obtiendra jamais la confrontation, le règlement de compte, qu’il attendait. Il décide toutefois d’essayer de communiquer avec lui, parvenant à s’infiltrer dans son quotidien en se faisant passer pour son petit fils venu pour s’occuper de lui. Un étrange lien se tisse entre eux.

Alors qu’il réfléchit à comment obtenir une réaction de John, Alex croise par hasard le chemin de Zach (Jordan Elsass) un jeune adolescent un peu livré à lui-même. Il lui rend service en le ramenant chez lui et finit par lui proposer de le payer pour lui faire rencontrer John, espérant que son charme juvénile ravivera la part obscure du vieil homme. De plus en plus perdu face à des émotions qu’il ne maîtrise plus, Alex se complait de plus en plus dans le glauque et devient sans véritablement s’en rendre compte à son tour un monstre…

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C’est peu dire que le film met mal à l’aise. Travis Mathews choisit d’aborder la thématique de l’abus et de la pédophilie de façon très perturbante, parvenant à nous faire ressentir physiquement la détresse et la douleur de son personnage principal, complètement brisé. Comment arriver à avancer quand on a été abusé et que l’agresseur est encore en vie ? Tout le métrage durant, le personnage principal essaie de trouver une issue, se cherche et hélas finit de plus en plus par être attiré par le vide.

La narration n’est pas classique, linéaire : l’histoire avance par bribes, pulsions, sensations, amenant le projet à flirter avec l’expérimental par moments. Le travail sur le son est aussi perturbant, déroutant que fascinant. On le sait bien : quand on ne va vraiment pas bien, on n’arrive plus à respirer. On suggère d’ailleurs quand on est sujet à des crises d’angoisse de travailler sa respiration. On retrouve à travers Alex ce souffle saccadé qui traduit un très profond mal-être. Mais surtout Alex est entouré de deux sons principaux radicalement opposés : il y a celui de la radio qui joue sur les bas instincts, qui contamine l’Amérique et la tend à céder aux sirènes du trumpisme alors que tout fout le camp et il y a le son apaisant de la youtubeuse ASMR à laquelle se raccroche désespérément notre homme cassé.

Alex n’a pas d’amis ni d’amoureux et n’a que cette youtubeuse à laquelle il s’attache jusqu’à la déraison car elle lui fait du bien. Mais alors qu’il cherche à entrer en contact avec elle, il va être contraint de réaliser que le virtuel reste du virtuel et que les connexions que l’on pense tisser avec des gens que l’on admire ne peuvent réellement se matérialiser.

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Si Discreet est difficile à regarder c’est parce qu’il appuie en permanence là où ça fait mal. La mise en scène est très maîtrisée et travaillée mais elle n’en est que plus redoutable dans sa façon de nous coller devant les yeux le désespoir d’un homme, l’horreur de l’abus et ses conséquences. On se sent mal, on est plombé et on comprend plus que jamais la détresse et la folie qui grandit chez Alex. On voit, par de petits morceaux, les conséquences de ce viol qui continue de le hanter : il n’arrive à se lier aux autres hommes qu’à travers des rapports de force ou des situations glauques. Sa sexualité s’exprime de façon honteuse dans une sorte de cabine de sexshop fréquentée par des hommes matures et homos refoulés ou lors de rituels fétichistes tordus dans un motel. C’est comme si Alex restait prisonnier de cette emprise de vieux Monsieur, que le trauma laissait place à un désir coupable et tordu. Pire, la victime se mue peu à peu en bourreau.

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Jusqu’à un final fataliste, déprimant et glaçant, Discreet ne fait aucun cadeau à son spectateur et le place au coeur du chaos le plus total. C’est extrêmement sombre, on a l’impression d’être emporté dans une spirale infernale et on se retrouve nous aussi hantés par la figure de John, vieillard repoussant à la main effrayante (sa main tremble alors qu’il est malade et évoque involontairement le souvenir de la main de l’abus) parfois filmé comme une créature maléfique de conte.

Le film est tellement radical et jusqu’au boutiste qu’il paraîtra insupportable pour la majorité des spectateurs refusant de se confronter à une vision et un récit aussi sombres. C’est sans doute pour cela que tant de critiques l’ont condamné, refusant de voir tout le cinéma qu’il pouvait y avoir dedans. Malgré son caractère malaisant et profondément angoissant, sa perversité fatale, on ne peut que saluer la force de la réalisation, véritable mind fuck qui tétanise et réussit par son travail bluffant sur le son à nous amener au plus profond du Mal et du désespoir. Un petit choc à réserver aux spectateurs avertis.

Film produit en 2017 et disponible en Import DVD

 

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3