FICTIONS LGBT

FRIG d’Antony Hickling : quand l’amour laisse place à l’enfer

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Antony Hickling s’est imposé de film en film comme l’un des principaux représentants d’un cinéma queer contemporain qui assume à 200 % son caractère expérimental. Ses films constituent à chaque fois des expériences de cinéma radicales et sensibles qui marquent au fer rouge. Frig, son dernier long-métrage, est peut-être le plus extrême, nous entraînant au coeur des ténèbres via le portrait d’un homme brisé par une rupture amoureuse.

Inspiré de l’oeuvre Les Cent Vingt Journées de Sodome de Sade et du film culte et pour le moins traumatisant de Pasolini qui en avait fait une adaptation, Frig s’articule autour de trois segments : Love (l’Amour), Shit (La Merde) et Sperm (Le Sperme). Trois chapitres et trois propositions de cinéma différentes.

Love se présente comme un journal filmé, une multitude de fragments et de souvenirs, poétiques ou nauséeux, des éclats d’images portés par une voix off qui nous raconte une histoire d’amour qui bascule vers la destruction. Un beau texte, très personnel, qu’Antony Hickling porte lui-même en voix off.

La beauté de l’amour se transforme littéralement en merde dans le deuxième segment, Shit. Nous y retrouvons le personnage principal, incarné par l’artiste performer Biño Sauitzvy. Il est au coeur d’une étrange pièce où vont se succéder le garçon qu’il aime et d’inquiétants inconnus. C’est le coeur du film et c’est peu dire qu’il met à rude épreuve le spectateur en même temps que son acteur. C’est très viscéral et ça raconte par les regards et les corps énormément de choses.

frig antony hickling

L’emprise de l’être aimé qui nous amène à des jeux sexuels extrêmes, la frontière trouble entre le désir, les sentiments et une domination sexuelle qui finit par pousser celui qui les accepte dans une confusion, une détresse. Quand on accepte de suivre l’autre dans sa part charnelle la plus sombre, le risque d’y laisser et perdre une part de soi est là. Puis cette figure de l’amour laisse place à l’incursion d’inconnus pervers, à des pratiques tordues.

L’oeuvre est abstraite et ouverte. Cette pièce est comme un sinistre purgatoire, une matérialisation mentale de la souffrance d’une rupture violente. Ici on y a vu la blessure d’un homme pris au piège d’une relation destructrice où la dégradation va trop loin. Puis une fuite en avant vers une sexualité sulfureuse, une soumission du corps et de l’âme comme un geste d’autodestruction. Quand une romance pervertie vous met à terre, il est possible de succomber à une frénésie sexuelle, de s’y perdre. Les coups et les humiliations peuvent être une façon d’aller au plus bas pour essayer de finir par se dire que l’on est tellement tombé qu’on ne peut plus que se relever.

A l’instar du Salo de Pasolini, Hickling ajoute à tout cela de la matière fécale et du sang. Et si l’ensemble est franchement difficile à regarder, joue plus que jamais avec nos limites et nous file la nausée, il a le mérite d’aller jusqu’au bout de son propos. En filigrane, Hickling matérialise le désarroi d’un homosexuel brisé de toute part. Son amoureux le dévore jusqu’à l’os, ses amants le souillent et partout autour de lui la violence de l’homophobie, une société qui rappelle de façon frontale ou pernicieuse que l’on n’est pas un citoyen comme les autres, que l’on est (pour reprendre une expression vulgaire employée dans le BDSM) une « sous-race ».

Hickling le répète à chaque fois qu’il en a l’occasion mais cette oeuvre n’est pas seulement le récit d’un amour perdu, c’est aussi une transposition très physique et cérébrale des sentiments et sensations douloureuses que n’importe quel LGBT peut ressentir au sein d’un monde qui peut souvent être violent et pervers.

frig antony hickling

Là où Pasolini terminait son film par le sang, Hickling choisit de finir par le sperme. Et c’est une conclusion étonnamment lumineuse et apaisée. Car le sperme ici représente avant tout le fluide de la vie. Il symbolise une renaissance. Dans un bois où des hommes s’adonnent au cruising, l’heure est venue de se ressourcer, de retrouver la nature, la quiétude de l’esprit. Rituels et mythes imprègnent la pellicule, on a comme l’impression de basculer au coeur d’une méditation. Ceux qui ont déjà été tellement mal qu’ils en ont pleuré toute les larmes de leur corps et hurlé, ont connu cette sensation étrange. On a un peu mal à la tête, on est étourdi, c’est comme s’il n’y avait plus rien à l’intérieur de nous mais ce vide permet soudain un calme inespéré. Une sorte de chaos intérieur. Ce segment « Sperm » peut faire penser à ça : subitement, une page blanche et un renouveau se profilent. On peut se régénérer, mourrir et renaître, se laver de toute cette merde, le sexe peut redevenir hédoniste.

frig antony hickling

Pas l’ombre d’un doute : plus que jamais, Hickling signe ici une véritable oeuvre d’art. Frig est un objet de cinéma extrêmement tranchant et jusqu’au boutiste, de ceux qui peuvent déchaîner les passions. Fascination et/ou répulsion. On pourrait compter sur les doigts d’une main les artistes qui aujourd’hui osent encore autant aller au bout de leur art, de leur vision, sans chercher à plaire, transiger, à ménager le spectateur. Il y en a qui détesteront et ne supporteront pas, d’autres qui crieront à l’arnaque (comme c’est le cas avec l’art contemporain) et enfin il y aura toujours des personnes pour accepter ce voyage périlleux dont on ressort à la fois lessivé et en transe. Car s’il y a beaucoup de choses moches et violentes qui s’affichent à l’écran, de choses sales, Frig propose une rare introspection, un vrai voyage de l’esprit et ça c’est beau et ça lave un peu nos petits esprits.

Le tout s’achève par un épilogue en clin d’oeil au film « Blue » de Derek Jarman. Une façon de nous laisser reprendre notre souffle et méditer face à ce que l’on vient de voir et qui nous a bien secoué le cerveau et le coeur.

Un cinéaste qui va jusqu’au bout, un acteur et performer qui repousse les limites (ce qu’ose donner à l’écran Biño Sauitzvy est franchement extraordinaire), une oeuvre pleine de fluides entre rêves et cauchemars : c’est peu dire que Frig marque les esprits. Ici, on trouve ça aussi éprouvant que génial.

Film présenté au Festival Chéries Chéris 2018 

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3