CINEMA
HER de Spike Jonze : amoureux solitaires
Los Angeles, dans un futur proche. Theodore (Joaquin Phoenix) travaille dans une entreprise chargée de rédiger des lettres intimes pour des gens qui ne trouveraient pas les mots pour le faire ou qui peut-être ne s’en donneraient simplement pas le temps. Un travail exigeant, qui requiert beaucoup de sensibilité. Ce dont ne manque pas Theodore, dans un état cafardeux depuis sa séparation avec sa femme Catherine (Rooney Mara). Le divorce est en cours, il fait traîner les choses, n’arrive pas vraiment à tourner la page.
Vulnérable, il est séduit par la réclame d’un nouveau système d’exploitation doté de personnalité et de sensibilité. Il l’achète, l’installe sur son ordinateur et commence à dialoguer avec ce système intelligent doté d’une voix féminine chaleureuse, sexy et drôle (la voix virtuelle est celle de Scarlett Johansson). Surpris par la capacité du programme à le comprendre, par sa façon de ressentir les choses comme un être humain, Theodore se connecte en permanence et pour le coup se déconnecte du réel, du potentiel ridicule de la situation. Cette voix, qui répond au nom de Samantha, va le toucher, le bouleverser, jusqu’à l’amener à tomber amoureux. Mais, même à l’heure de l’ultra-dématérialisation, peut-on vraiment décider de construire sa vie affective avec un être virtuel sans se perdre ?
Avec son pitch intrigant, Spike Jonze, un peu comme avait pu le faire Michel Gondry avec le magnifique Eternal Sunshine of the spotless mind, aborde la question de l’amour, du couple et des difficultés qui vont avec de façon décalée et singulière, en y apportant une petite touche fantastique. Tomber amoureux d’un système d’exploitation qui communique via un ordinateur ou un téléphone portable : l’idée peut sembler à première vue complètement ridicule. Et pourtant on finit par y croire et comprendre Theodore alors qu’il chavire, porté par son amour « pur » avec sa Samantha imaginaire. Après tout, le virtuel a déjà pris une place énorme dans nos vies… Qui n’a jamais dialogué des heures sur un site, par téléphone ou en webcam avec un parfait inconnu, en faisant un objet de projection, une possible âme-soeur imaginaire ? Parfois le virtuel devient concret et une vraie rencontre a lieu, parfois le passage à la réalité est calamiteux, déceptif, et on se rend compte que tous ces échanges étaient basés sur des projections, des fantasmes. Le rapport au virtuel alimente l’imaginaire, le rapport à soi et sa mise en scène. Ce qui est fort ici dans le scénario, c’est que ,dès le départ, Theodore sait qu’il n’y aura pas de concrétisation physique, de passage du virtuel au réel. Samantha ne peut pas se matérialiser, elle restera abstraite et pourtant curieusement réelle dans son quotidien. De quoi faire du virtuel une réalité en soi, brouiller les cartes, le rapport au monde.
On peut avoir plusieurs regards sur cette romance atypique. Au bout d’un moment, l’idée peut paraître extrêmement romantique : après tout, tomber amoureux d’une voix, d’un être qui n’a pas de corps, nous renvoie à l’âme sœur, à tomber amoureux d’une âme tout court, sans âge, sans critères physiques. Un amour par l’imaginaire et par les mots. Theodore découvre qu’il est possible d’avoir des sentiments extrêmement forts sans avoir de rapport physique à l’autre, bien que cela génère de la frustration, une sorte de culpabilité qui ne dit pas son nom face aux normes du monde. On peut aussi trouver cela profondément triste. Le système s’achète, l’amour devient quelque part un bien de consommation. Le programme écoute et finit par agir en fonction des informations qu’il récolte sur son « propriétaire ». Il n’est pas impossible que malgré les promesses de sincérité tout soit programmé, que tout ne soit qu’un leurre addictif pour combler les solitudes des nombreux cœurs brisés citadins. L’action prend place dans un monde où l’on écrit plus avec sa main, mais en dictant tout avec sa voix, où l’on ne fait plus d’effort, où les lettres les plus intimes sont écrites par des pros. Un monde de simulation. Il n’y a plus de matière, tout est moderne, facile, mais en même temps ce « progrès » asphyxie, enlève du sens.
Spike Jonze livre mine de rien l’un des films les plus tristes et les plus vibrants sur la solitude, avec en toile de fond le chaos sentimental des nouvelles générations. On a tous besoin d’aimer mais on ne sait plus comment s’y prendre, on n’arrive plus à faire la part des choses entre ce qui semble vrai, ce à quoi l’on aspire et l’engagement que cela requiert. Tous les personnages sont des sortes d’âmes en peine incapables de s’épanouir dans leur couple, se faisant nécessairement du mal. Ou comment on en est arrivés à être plus libres, à vouloir se réaliser de plus en plus tout en étant incapables de se défaire de blocages, se créant de nouvelles prisons… Finalement l’amour a traversé toutes les époques sans qu’on ne parvienne vraiment à le définir, à l’identifier clairement. L’amour en quelque sorte est lui-même quelque chose de virtuel, dont on espère continuellement qu’il deviendra une chose concrète et durable… C’est un cadeau, une lueur, une douleur, une folie… Le film en montre les différents visages, assurément mélancoliques, avec cette grande qualité de ne pas imposer de discours préconçu, laissant le spectateur se projeter, se faire son avis, y projeter son regard et ses émotions.
Ce serait sans doute l’idée marketing la plus terrible : faire de l’amour un possible produit, un système, le déshumaniser tout en entretenant le fantasme et l’illusion. Her est à la fois incroyablement romantique et cynique, pur et dur. L’écriture est très forte, la mise en scène joliment pop et colorée, le rythme étrange (on compte quelques longueurs sans pour autant jamais décrocher)… Et les acteurs sont tous géniaux. Joaquin Phoenix montre une fois de plus qu’il est l’un des acteurs les plus captivants de ces dernières décennies, parfait pour les rôles d’écorchés vifs, Amy Adams tient un second rôle profond avec toute la finesse qu’on lui connaît et Scarlett Johansson, invisible mais omniprésente, obsède plus que jamais. Face au vertige et mysère de l’amour, face au fantasme, au vide, il semblerait que l’amitié reste l’un des plus beaux des remparts, une arme précieuse pour parcourir l’existence et ses tourments sans se replier complètement sur soi… Her est un film qui travaille, qui interroge notre rapport à l’intime et à l’imaginaire. Une oeuvre forte et troublante.
Film sorti le 19 mars 2014 au cinéma. Disponible en DVD et VOD