FICTIONS LGBT
INDÉSIRABLES de Philippe Barassat : la normalité
Paris. Le petit monde d’Aldo (Jérémie Elkaïm), infirmier, s’écroule quand il apprend qu’il est licencié. Vivant en colocation avec sa petite amie Lucie (Valentine Catzéflis) et un gay oisif qui ne paie pas son loyer, le jeune homme craint de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de sa belle, étudiante en mode et donc sans revenus pour le moment. Quand le coloc « parasite » part et que Lucie accueille dans l’appartement deux amis, Vanessa (Béatrice de Staël) et Sergueï (Bastien Bouillon), frère et soeur et tous deux aveugles, Aldo est quelque peu troublé. Il se rapproche curieusement de Vanessa qui un après-midi lui propose de lui payer une belle veste de costume et des chemises s’il accepte de se laisser toucher par elle dans la cabine d’essayage.
Un échange de bons procédés selon elle. Ebranlé par cette expérience inattendue, Aldo repousse l’aveugle pleine de désir alors qu’elle revient vers lui, lui proposant des bijoux de valeur ou de l’argent contre de nouvelles caresses. Il n’ose pas en parler à Lucie. Peinant à trouver un nouveau poste, l’infirmier sans le sou tente de revenir vers sa colocataire pour accepter son marché. Mais elle a un rendez-vous galant qui se change en relation sérieuse. Elle quitte la colocation. Son frère Sergueï propose à Aldo de pratiquer ce type d’échanges avec d’autres filles d’un internat pour handicapés moteurs ou mentaux dans lequel il a des amis. Il accepte et finit par offrir ses charmes à des femmes ou des hommes que la société refuse de voir, de toucher…
Réalisé avec très peu de moyens, Indésirables est sorti en 2015 dans les salles françaises après une carrière dans quelques festivals audacieux. Si le film de Philippe Barassat n’est pas exempt de défauts (quelques maladresses dans la réalisation, problèmes de son, des dialogues parfois trop écrits, des acteurs qui se retrouvent parfois sur le fil…), on finit par tous les oublier tant ce projet témoigne d’un courage, d’une intelligence, d’une fougue, d’une folie comme on en voit plus que trop peu dans le cinéma français. S’il peut faire songer avec son noir et blanc, sa voix off et son aspect aventureux et déglingué au cinéma de la Nouvelle Vague, ce long-métrage inclassable tire surtout largement son épingle du jeu par sa forte personnalité, un véritable regard de cinéaste, un propos plein d’ambiguité, profond, riche en nuances. Enfin, si la forme est loin d’être inintéressante (quitte à prendre le risque d’être inégal, le réalisateur tente, teste, n’a pas peur de se prendre les pieds dans le tapis et offre ainsi des images étonnantes, intenses, inédites, des moments de grâce complètement inattendus), c’est bien le fond qui est ici absolument captivant.
Indésirable est d’abord Aldo. Il perd son emploi, c’est la crise, les diplômes ne suffisent plus. Il faut des relations, du piston. Devenant chômeur, il se sent subitement exclu de la société, en demande, fragilisé. Dans un hôpital, un docteur peu scrupuleux profite de sa détresse pour lui faire miroiter un hypothétique poste qu’il lui décrocherait s’il lui remet 1000 euros. Pour trouver cet argent, Aldo songe à accepter le marché flirtant avec la prostitution de sa nouvelle colocataire aveugle et frustrée, Vanessa. Trop tard : cette dernière trouve un compagnon et n’a plus besoin de ses services. Son frère Sergueï se met alors à jouer au maquereau et propose à Aldo de lui faire rencontrer des femmes handicapées prêtes à dépenser une partie de l’argent de leur pension pour bénéficier de ses charmes. Le beau garçon se lance ainsi, dans le dos de sa copine, dans une drôle d’aventure. Il va donner du plaisir et prendre l’argent de ces gens que l’on n’ose pas considérer comme des êtres sexués, qu’on cloisonne dans la marge, dont certains n’affrontent même pas le regard dans la rue.
Ce sont bien sûr les handicapés les grands indésirables du titre. Habilement, Philippe Barassat évoque leur terrible situation, l’injustice quotidienne qui les foudroie. Pire que le handicap en lui-même, le regard des autres, de ceux qui s’estiment normaux. Personne ne veut les voir comme des personnes désireuses d’avoir une sexualité. On les shoote de cachets parfois pour les calmer, en France on ne tolère pas l’assistanat sexuel, on stigmatise la prostitution. Dans une société où plus que jamais l’apparence et le statut règnent, on fait comme si ils n’existaient pas, on les infantilise, on les méprise parfois sans même s’en rendre compte. Leur misère sexuelle est terrible.
Là ou Philippe Barassat frappe déjà un grand coup, c’est quand il décide de faire de son personnage principal, campé par un Jérémie Elkaïm ultra sensuel et plus désirable que jamais, une sorte de «Belle de jour » revisitée. Dès sa rencontre avec Vanessa, on sent le trouble qui submerge Aldo. Il est attiré par la différence. S’il rend tarifées ses étreintes avec ses clients improvisés, il y prend aussi un plaisir qu’il n’arrive pas à qualifier, qu’il n’ose vraiment exprimer, assumer. Ces corps cassés, bizarres, « anormaux » l’intriguent, l’excitent, l’amènent à repousser les limites de son désir, à se redécouvrir. Le film déploie des scènes d’un érotisme aussi rare qu’atypique. Cela fait un bien fou de voir, filmées sans complaisance, sans jugement, de façon libre tout simplement, ces étreintes qu’on ne nous montre jamais. Comme si les regarder, pouvoir les trouver belles ou stimulantes, relevaient de quelque chose d’obscène. Certains pourront dire que ce qui s’affiche à l’écran est provocant ou choquant. Ce n’est pas vraiment le cas : Indésirables confronte le spectateur à ses propres tabous, sa morale, sa propre perception d’une certaine normalité (qui dans le fond n’existe pas mais il faut bien en imposer une pour rassurer une majorité qui croit être « tout le monde »).
Autre coup d’éclat : l’envie de n’enfermer aucun personnage dans une case et faire exploser les clichés. Philippe Barassat ne s’apitoie jamais sur les handicapés : il les montre dans toute leur humanité avec ce que cela inclut de vulnérabilité, d’envies, de dualité, d’égoïsme et de cruauté aussi. L’une des dernières scènes, évoquant le film Freaks, illustre parfaitement le rapport instable, de dominant / dominé, de vampirisation, entre ceux qui estiment être normaux et les autres. Dans les rapports sexuels entre Aldo et ses partenaires il y a de la beauté, du trouble, de la générosité, de la gêne, quelque chose de très malsain aussi.
Chacun se nourrit de l’autre : Sergueï profite de la détresse financière d’Aldo pour l’utiliser afin de combler la détresse sexuelle de ses amis (et assouvir au passage ses pulsions « voyeuristes » – un personnage d’aveugle voyeuriste, il fallait y penser !). Aldo estime quelque part faire une bonne action, acceptant sans état d’âme l’argent, ne se rendant même pas compte qu’il prend d’une certaine façon ses clients de haut. Qui méprise réellement l’autre au final ? Qui est le plus cruel ? Que peut-on faire pour briser tous ces rapports de force, visibles ou plus pernicieux, qui régissent la société dans laquelle on vit ? Avec subtilité, Indésirables brasse une infinité d’émotions, de sensations, de thématiques. Plus que jamais le mystère et le chaos des rapports humains explosent et interrogent à l’écran.
Pour sa bizarrerie, sa façon de mêler d’éclatants moments de vérité, de doutes, pour sa faculté à créer des instants de cinéma sauvages et déroutants, Indésirables est une oeuvre précieuse, un « grand petit film » qui ne cherche pas à plaire, à séduire et qui, mine de rien, au-delà de ses imperfections, laisse une empreinte inoubliable. Du cinéma qui bouscule et qui n’a peur de rien : on dit merci !
Film sorti le 18 mars 2015