CINEMA
JULIETTE de Pierre Godeau : des images plein la tête
Paris. Juliette (Astrid Bergès-Frisbey) passe ses soirées au Social Club à boire, danser et choper des garçons. Une façon pour elle de s’oublier, de retarder chaque jour un peu plus le passage à la vie adulte. Elle n’est en effet pas pressée de suivre le chemin de sa grande sœur (Elodie Bouchez), mariée, maman, menant une vie « rangée ». Juliette veut continuer à rêver, sans le poids des responsabilités, sans devoir rendre de comptes à personne. Et surtout pas aux jeunes et beaux mâles qui l’entourent et avec lesquels elle joue, de façon parfois cruelle, sans s’en rendre toujours compte. Elle a fini ses études, a un projet de livre qu’elle laisse traîner depuis longtemps. Elle a les images en tête mais pas les mots.
Son père (Féodor Atkine) subvient à ses besoins. Elle a la chance d’évoluer dans un milieu relativement aisé, de pouvoir prolonger cet instant de latence, où tout semble encore possible. Mais ce père aimant, qui a toujours été d’un grand soutient, qui croit dur comme fer que sa fille parviendra à trouver son chemin, est à l’hôpital. Alors que la maladie menace, Juliette, pris dans un tourbillon de vie, de rêves et d’angoisses va bien être obligée de grandir…
Ils sont rares les films français à parler de la jeunesse. Et encore plus quand il s’agit de dresser un portrait fidèle d’une génération à un instant T. C’est le cas de Juliette, premier long-métrage de Pierre Godeau, qui a l’âge de son héroïne au moment du tournage (à peine une vingtaine d’années). Cette proximité avec son personnage apporte beaucoup à une œuvre très pop, qui joue merveilleusement avec les artifices. Tout est tellement juste, tellement vrai, que nombreux seront les spectateurs à avoir l’impression que le scénario a été écrit pour eux. Car s’il prend place au cœur de Paris, dans un milieu favorisé, avec des personnages presque tous « jeunes et jolis », le film a quelque chose de diablement universel. C’est le portrait d’une génération nourrie de rêves et d’images, de fantasmes, de musique, mais qui a bien du mal à tourner le dos à une vie étudiante encore très proche, durant laquelle les plus chanceux ont la chance d’être soutenus par leurs parents. C’est le cas de Juliette, à qui son père passe à peu près tout. Alors elle étire ce moment où elle peut encore passer ses nuits à sortir et ses journées à dormir. Mais une fois que le paternel est envoyé à l’hôpital, difficile d’échapper à la remise en question.
Juliette est une petite fille qui a peur. Peur de coucher des mots sur une feuille de papier, peur de trop se laisser porter par son amour pour Antoine (Yannik Landrein). Quand elle se lance dans l’écriture de son livre, elle imagine une petite fille qui part entourée de garçons, dans un semi-remorque, vers les Etats-Unis. Et c’est justement en Amérique qu’à un jour fui sa mère, dont elle souffre de l’absence plus qu’elle ne veut l’admettre. Le film joue sur le côté enfantin, onirique. Juliette, comme une gamine, se trouve des petits amoureux, jouent avec eux avant de se lasser, de passer à autre chose. Elle se laisse emporter par le tourbillon d’une vie où tout semble à portée de main et où pourtant elle ne parvient pas à trouver un équilibre. Ramenant de boite le beau Gaetan (Sébastien Houbani), fou d’elle dès le premier regard, elle joue la carte de l’ambiguïté, au chaud et au froid. Il est parfait mais il ne la fait pas spécialement rêver. Antoine, son premier amour, continue de lui tourner autour, sans toujours la ménager. Il est une évidence, un possible rêve éveillé. Mais là encore, Juliette n’arrive pas à franchir le cap, à s’engager. Portrait d’une jeune fille et d’une génération empêchée, tiraillée entre l’envie de se réaliser, d’être intégrée au monde, et victime de la tentation de rester spectatrice, de se laisser dériver dans un monde imaginaire, un cocon d’images et de mirages.
Pierre Godeau livre ici un double portrait. Il y a la Juliette extérieure, celle dont les réactions peuvent souvent étonner par leur franchise, leur cruauté. Et la Juliette intérieure, celle qui se livre à travers ce dont elle rêve. Le film est atmosphérique, joue de l’abstraction, transcende une base simple en une multitude de sensations et d’émotions. La fièvre d’une étreinte avec un garçon que l’on désire plus qu’on ne l’aime (superbe scène, où les corps et les images fusionnent avec en fond un excellent remix de « Ta douleur » de Camille), la douceur du petit ventre de celui avec qui l’on pourrait finir nos jours, la soif de liberté qui devient prison (le vertige des soirées en boîte de nuit, des amants qu’on consomme), l’espoir d’un Eden à deux au bord de l’eau où on laisse soudain entrer, dans une maison imaginaire tracée sur le sable, celui que l’on tenait à corps défendant à distance…
Si Juliette touche et séduit autant, c’est autant grâce à ses acteurs (Astrid Bergès-Frisbey campe à merveille un personnage culotté, pas toujours sympathique et en même temps terriblement attachant / Elodie Bouchez hérite d’un petit second-rôle mais qui marque / Féodor Atkine est comme souvent excellent et émouvant / Yannik Landrein est une très belle révélation) qu’à l’univers visuel fort d’un cinéaste prometteur. Pierre Godeau parvient à retranscrire aussi bien la latence que le sentiment d’urgence qui animent la jeunesse. Plaisir d’avoir la sensation de voir à certains moments des rêves se matérialiser, de se laisser complètement happer par des images. Une œuvre pop au meilleur sens du terme, efficace et entraînante comme un clip, pleine de trouvailles visuelles, dotée d’un désir et d’un amour du cinéma palpables à quasiment tous les plans. Et si certaines petites maladresses pointent parfois le bout de leur nez (les passages avec Max, un peu répétitifs), on passe outre, porté par une héroïne dont on est presque tombé amoureux sans le vouloir, comme on s’éprend d’une chanson entêtante. Itinéraire sensible d’une enfant gâtée, poétique et inspiré, entre perte et quête identitaire, ce film beau et spontané fait sacrément du bien.
Film sorti en 2013 et disponible en VOD