CINEMA

LA FABRIQUE DES SENTIMENTS de Jean-Marc Moutout : speed dating et confusion

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Eloïse (Elsa Zylberstein) a 36 ans, est clerc de notaire, vit à Paris. Elle est belle et célibataire. On pourrait s’attendre à une comédie romantique mais le titre, déjà cynique, est là pour rappeler qu’on n’est pas là pour bouffer de la guimauve. Fatiguée des soirées où elle est la seule célibataire et des plateaux repas devant la télé, notre charmante CSP+ rêve d’amour, du GRAND amour. Elle décide alors de provoquer le destin et de s’inscrire à une soirée de speed dating.

Lors de cette séance (« 7 hommes, 7 femmes, 7 minutes pour se rencontrer et la vie pour se revoir »), elle rencontre des hommes de tous genres : libertin, complexé, séducteur… Chance : Eloïse est rapidement recontactée par Jean-Luc (Bruno Putzulu), le participant pour lequel elle avait craqué. Mais très vite, elle va se rendre compte qu’avoir une relation dans le monde d’aujourd’hui n’est pas si facile. Et comme si cela ne suffisait pas, des maux de tête et vertiges la laissent penser qu’elle pourrait avoir une tumeur. Un risque de maladie qui tombe mal puisqu’elle vient juste de se voir proposer une opportunité professionnelle déterminante pour son avenir…

la fabrique des sentiments film

La Fabrique des sentiments surprend dès les premières minutes en évitant tous les clichés auxquels on pouvait s’attendre. Si Jean-Marc Moutout décortique le fonctionnement du speed-dating et nous offre deux séances d’anthologie bourrées de cynisme, son film dépasse largement le sujet des rencontres express et creuse bien plus loin et profond.

Eloïse est une femme libre et belle qui est à un tournant de sa vie. Comme toute working girl qui se respecte, elle pense qu’elle pourra réussir en amour en y travaillant bien. Mais on le sait : ça ne marche pas comme ça. Et si elle est assez lucide sur sa vie en général, quand il s’agit de sentiments, elle peut se retrouver comme une gamine qui fantasme sur le premier beau mec venu. Jean-Luc, rencontré lors de la séance de speed-dating, a tout pour lui plaire : le physique, la tchatche, un boulot proche du sien. Mais lui aussi consomme des relations et risque bien de briser le coeur d’Eloïse (à moins que cette histoire soit complètement le fruit de son imagination, ce qui reste suggéré). Lors d’une soirée entre amis, Eloïse parle de cette nouvelle rencontre à une amie et commence à transformer la réalité en fantasme romantique. Si elle a osé provoqué le destin par le speed dating, elle ne semble pas prête à l’assumer, l’idée de trouver son partenaire grâce à un tel dispositif n’est pas assez romantique pour elle.

Elsa Zylberstein est presque de tous les plans. Moutout la filme sous toutes les coutures et elle trouve là un de ses meilleurs rôles. Mais elle ne serait pas aussi fabuleuse si derrière il n’y avait pas un bon scénario. Et le scénario de La Fabrique des sentiments est formidable. Rien n’est laissé au hasard, la psychologie du personnage principal est creusée à l’extrême et notre société de communication qui ne parvient plus à communiquer est décortiquée avec cynisme et finesse. Jean-Marc Moutout est un réalisateur avec de réels points de vue, qui a des histoires formidables à raconter et qui n’hésite pas à taper là où ça fait mal. Ici, on est prêt à jeter la grand-mère à l’hospice pour vendre sa maison, on parle des stagiaires comme de la marchandise, on consomme des sentiments, on consomme la vie. Un monde cruel redoutablement mis en lumière, glacial et surréaliste.

Quand on vit dans un environnement hostile et qu’en plus on ne sait pas ce que l’on veut comme Eloïse, le corps fatigue. En dehors de sa vie sentimentale qui la ronge, l’héroïne moderne se découvre ainsi une sorte de tumeur. L’occasion pour le réalisateur de traiter de la phobie des maladies et du manque d’empathie de nombreux médecins. Ces séquences sont sur le fil, on a souvent peur que le pathos débarque mais en fin de compte ce n’est pas le cas. La maladie va au contraire pousser Eloïse à réfléchir vraiment à ce qu’elle veut pour avoir une vie épanouie.

Peut-être que c’est ce qu’elle trouvera avec André (Jacques Bonnafé), un homme complexé et désabusé qui est tombé fou amoureux d’elle lors du speed dating…ou peut-être pas. Portrait d’une femme indécise, perdue dans un monde déshumanisé, La Fabrique des sentiments dispose d’une drôle d’atmosphère. Les zooms se multiplient lors des speed dating comme pour dire que l’on s’approche de l’autre en gardant la distance, en ne le confrontant pas vraiment comme un être humain; aussi comme pour montrer une avancée brutale, dangereuse.

Actrice irréprochable, scénario implacable, réalisation archi-maitrisée : Jean-Marc Moutout frappe un grand coup et esquissait déjà en 2008 le chaos des relations « modernes » qui transforment les humains en produit avant même l’enfer des applis.

Film sorti en 2008 et disponible en VOD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3