CINEMA

LA JALOUSIE de Philippe Garrel : beauté et douleur

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Paris. Louis (Louis Garrel) a quitté sa femme Clotilde (Rebecca Convenant), également mère de sa petite fille Charlotte (Olga Milshtein), pour une autre : Claudia (Anna Mouglalis). On retrouve les personnages quelques temps après cette douloureuse séparation. Clotilde vit seule avec sa fille, sa vie se résume à son travail et aux tâches ménagères. On devine qu’elle a du mal à se remettre de ses blessures sentimentales passées. Elle n’a plus d’homme dans sa vie. De leur côté, Louis et Claudia s’aiment passionnément. Louis n’a pas de doute : elle est la femme de sa vie. Il lui présente Charlotte, le courant passe. Mais Claudia ne va pas très bien : tandis que son compagnon enchaîne les rôles au théâtre, elle reste dans leur petit appartement à attendre que la roue tourne, qu’on lui propose un nouveau projet. Rongée par le doute, elle garde pour elle ses tourments intérieurs et sans vraiment s’en rendre compte met en péril son couple… 

la jalousie film philippe garrel

Un petit avertissement s’impose. Si vous n’aimez pas le cinéma d’auteur français comme on se plaît à le stigmatiser, vous risquez de passer un sale quart d’heure devant La jalousie. Car les personnages sont torturés, font la gueule la plupart du temps, ont des réactions qui peuvent apparaître disproportionnées, abruptes, car Philippe Garrel évoque ici une histoire rattachée à sa propre famille au risque de paraître nombriliste, en faisant qui plus est tourner son fils et sa fille, le tout en noir et blanc, avec une musique de Jean-Louis Aubert. Autant dire qu’il tend le bâton pour se faire battre. Il y a pourtant bien un public pour ce type de film introspectif et sentimental et la grande pureté qui émane de celui-ci en fait, malgré ses approximations et maladresses, une œuvre bouleversante à plus d’une reprise.

C’est d’abord un film sur les métiers artistiques et de passion. Vivre en évoluant dans le monde de l’art est quelque chose d’aussi beau que douloureux. En particulier en ce qui concerne le métier d’acteur. Louis a la chance d’avoir du travail, de ne pas souffrir de l’absence de désir des metteurs en scène. Claudia a plus de mal : cela fait des années qu’on ne la fait plus tourner au cinéma, qu’on la « balade », vantant ses qualités, lui promettant d’autres projets plus taillés pour elle sans qu’il n’y ait de suite. Il ne lui reste plus qu’à attendre. Mais attendre quand tous les autres travaillent, quand son compagnon réussit, dans une société où il est de plus en plus mal vu et culpabilisant d’être « inactif » se révèle vite toxique. C’est la cruelle loi du jeu de ce métier merveilleux et destructeur : pouvoir amener les plus passionnés à douter, à se dire qu’ils ne valent peut-être pas grand chose, que l’on ne veut pas ou plus d’eux. Une blessure narcissique d’autant plus déchirante qu’elle concerne à la fois un travail mais aussi directement ce que l’on est. Rongée par un mal qu’elle n’arrive qu’à moitié à exprimer, Claudia suffoque. Elle est tentée de prendre un mi-temps, chose que lui déconseille Louis, lançant que ça commence toujours comme ça et puis on baisse les bras pour se fondre dans le moule. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à son ex-femme Clotilde, ex actrice, rangée, qu’il avait fini par ne plus aimer.

Il y a une autre chose qui est merveilleuse et douloureuse, belle et cruelle : l’amour. Louis comme Claudia en ont conscience : ce qu’il y a entre eux est précieux. Leurs sentiments sont réels, sincères, au-delà des mots, mais cela n’empêche pas la tentation. Les séduisant(e)s inconnu(e)s rodent, au cinéma, au café, au coin de la rue. Avoir toujours envie de plaire, désirer d’autres personnes que l’être aimé, est une pulsion commune que chacun gère à sa façon, avec plus ou moins d’honnêteté, de raison, de limites. Car les sentiments ont cela de particulier qu’ils peuvent s’envoler un jour, sans qu’on puisse vraiment se l’expliquer. Cette peur de voir disparaître ce qui rend vivant hante Louis et Claudia. Et de là surgit le thème qui donne son titre au film : la jalousie.

Philippe Garrel nous montre les multiples visages de la jalousie, qui s’insère avec plus ou moins d’évidence, de subtilité, chez les êtres. Claudia apprend que Louis a une partenaire de jeu séduisante au détour d’une conversation / Louis assiste à la relation singulière qui lie Claudia à un vieil ami partageant ses passions littéraires / Clotilde jalouse forcément celle qui lui a enlevé Louis avant de devoir composer avec les compliments qu’en fait sa petite fille / La petite Charlotte pousserait presque son père à accumuler les conquêtes afin de n’être que la seule fille de sa vie / Esther, la sœur de Louis, regrette de ne pas avoir eu les mêmes échanges avec son père car elle était trop jeune quand il était encore des leurs / Claudia aimerait avoir du travail, comme celui qu’elle aime, aimerait ne pas se sentir « pauvre », en marge des autres … C’est comme si chaque lien affectif ou comparaison pouvait faire jaillir ce sentiment terriblement humain , pouvant devenir, selon la faculté des uns et des autres à le gérer, un véritable poison.

La grande force du film est sans aucun doute sa pureté, sa façon de dire énormément de choses avec peu de mots, à faire ressentir les fêlures profondes de ses personnage par un geste, une phrase, un souffle. C’est extrêmement poétique et mélancolique, très premier degré, à fleur de peau. Très personnel et magnifiquement incarné aussi (Anna Mouglalis, trop rare sur les écrans, est une fois de plus sublime). La mise en scène, elle, est précise, s’attarde sur des petits détails, des matières, des sensations matérialisant l’ivresse du bonheur ou l’étouffement qui va avec sa perte. Le noir et blanc sublime les scènes du quotidien faussement ordinaires qui touchent à des questions à la fois simples et profondes. Ainsi, même si parfois les personnages sont un peu trop sanguins, si la fin du métrage est trop expéditive, si certains pourront clamer que tous les clichés du cinéma d’auteur français sont ici réunis, on passe outre. Car, quand ce film touche en plein cœur, il ne le fait pas à moitié et atteint cette chose rare qu’est la grâce.

Film sorti en 2013 et disponible en VOD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3