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L’ARMÉE DU SALUT de Abdellah Taïa : homosexualité, Maroc et quête de liberté

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Maroc. Abdellah est un jeune adolescent travaillé par ses désirs. Il vénère son grand frère, sorte d’idéal masculin à ses yeux, beau et solide. Ainsi se plait-il à entrer de temps en temps dans sa chambre pour renifler ses odeurs. Quand il flâne dans les rues, des hommes l’arrêtent parfois, pour le saisir, le prendre. Des parenthèses sexuelles cachées. Quand il rentre à la maison, le garçon affronte un quotidien qui n’est pas des plus évidents : il entretient une relation d’amour/haine avec son père, qui le cajole mais qui maltraite fréquemment sa mère, la tabassant la nuit, alors que toute la petite famille entend les bruits, tétanisée.

Les traditions du Maroc pèsent lourd sur les épaules d’Abdellah qui sent qu’il est différent. Il se rattache à son frère, qui l’emmène, avec le petit cadet,  un jour en voyage à Tanger. C’est là-bas que tout bascule. L’aîné insiste sur l’importance d’apprendre le français, pour s’en servir afin de réussir. Mais surtout, sur place, il tombe amoureux d’une serveuse et abandonne ses deux frangins. Ce moment douloureux servira de déclic à Abdellah qui usera de son charme pour quitter le Maroc et devenir un homme libre sans avoir de comptes à rendre à personne…

l'armée du salut film

Abdellah Taïa adapte avec L’armée du Salut son propre roman que l’on devine fortement autobiographique (le réalisateur / auteur portant le même prénom que son personnage principal et étant lui-même homosexuel). Ce premier long-métrage nous plonge dans un Maroc entre majestuosité des environs et douleurs intimes. Sans jamais forcer le trait, les images dévoilent un quotidien familial rude, fait de non-dits pesants, dans lequel le jeune Abdellah peine à trouver sa place. Il doit faire de ses premiers sentiments et pulsions un secret, doit composer avec un père parfois doux parfois violent, doit supporter les règles qui font qu’il ne peut passer autant de temps qu’il le voudrait avec sa mère et ses sœurs, ne pas pleurer quand il se laisse submerger par ses émotions. Il mène ainsi dès le plus jeune âge une sorte de double vie, se laissant entraîner par des hommes plus âgés pour des moments de plaisir. Les étreintes sont toujours clandestines, cachées (on ne voit rien de frontal à l’écran, les amants s’abandonnent dans un chantier cloisonné, dans le coin isolé d’un marché, derrière des murs…). Abdellah se donne sans rechigner, un peu joueur. Les regards échangés avec ses partenaires plus matures traduisent une complicité, celle des secrets que l’on partage et ne peut révéler.

Objet sexuel volontaire, Abdellah ne rêve pas moins d’amour. Cet amour se concentre sur le seul homme autour de lui qui le fascine : son grand-frère. Mais un jour ce dernier disparaît. Ce qui se passe entre ce terrible abandon et le moment où Abdellah devient un jeune homme, nous ne le verrons pas à l’écran. On le retrouvera simplement des années plus tard, ayant appris le français, entretenant une relation avec un homme suisse riche. Abdellah est un personnage extrêmement attachant, filmé avec pudeur et sensibilité, non dénué d’ambiguïté. Avec le temps, il se perd progressivement dans une certaine dualité : il saisit les opportunités pour réaliser ses rêves de liberté, de quitter le Maroc, de ne plus dépendre de personne, de ne plus être soumis aux traditions. Mais pour cela, il manipule, se sert de son corps et des émotions des autres. Pour grandir et devenir un homme libre, il devra composer avec une certaine solitude, quelques blessures de l’âme et du cœur.

Abdellah Taïa, avec une belle finesse d’écriture dans le scénario et une réalisation à la fois très élégante, sensuelle et pudique, dessine le portrait d’un jeune homme en train de se construire et d’un Maroc entre poids des traditions, hypocrisie et beauté. Grandir, mener sa propre vie ne se fait pas sans laisser de nombreuses choses derrière soi. La Terre de l’enfance ne s’oublie pas, le mal du pays subsiste paradoxalement après tant d’années à avoir rêvé de le fuir. Par petites touches, avec beaucoup de sensibilité et de délicatesse, cette tranche de vie touche droit au cœur.

Film sorti en 2014 et disponible en VOD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3