FICTIONS LGBT

LE CHANT DES SIRÈNES de Patricia Rozema : des femmes et de l’art

By  | 

Polly (Sheila McCarthy), femme simple d’esprit et distraite, n’a jamais réussi à garder un emploi. Après des travaux un peu ingrats, elle se retrouve secrétaire temporaire de la directrice d’une petite galerie d’art, Gabrielle St. Peres (Paule Baillargeon). Cette dernière, riche héritière apeurée par l’idée de vieillir et de ne pas être totalement une femme accomplie, génère chez Polly une fascination grandissante. La secrétaire n’a en effet jamais croisé une femme pareille : belle, charismatique, cultivée…

La personnalité un brin lunaire et la modestie de sa nouvelle recrue amusent Gabrielle qui décide de l’employer. Un lien amical se tisse entre elles et fait naître chez Polly des désirs inattendus. Découvrant que sa patronne est bisexuelle et qu’elle entretient une liaison avec une artiste, Polly commence à fantasmer et s’évade dans des rêveries où elle pourrait avoir l’audace d’oser séduire et charmer celle qu’elle érige au rang d’idéal. Toutefois, au fil des mois, la relation se dégrade peu à peu alors que les masques de chacune se mettent à tomber…

Avec Le chant des sirènes (I’ve heard the Mermaid’s singing en VO), la réalisatrice canadienne Patricia Rozema  propose un portrait de femme doux et original, très sensible et un brin toqué. Alternant passages de type confessionnal, rêveries en noir et blanc et fiction en couleur, le film est une sorte de plongée mentale dans l’univers de Polly, qui toute sa vie s’est sentie différente, un peu rabaissée. Inculte, maladroite, elle est souvent dans la lune mais n’espère pas grand chose de la vie, n’a pas la prétention de pouvoir obtenir mieux que ce qu’elle a, préfère observer les autres, s’effacer. Un profil étrangement idéal pour Gabrielle, directrice de galerie issue d’un milieu privilégié, un brin névrosée et narcissique. Cette dernière peut parler sans interruption de sa vie face à sa secrétaire constamment admirative. Le rapport entre les deux femmes est d’abord basé sur des échanges satisfaisants dans les deux sens : Gabrielle a en face d’elle quelqu’un de docile et toujours apte à flatter son égo, Polly trouve pour la première fois quelqu’un qui lui trouve des qualités et qui fait mine de lui accorder un peu d’intérêt. Mais la relation reste perverse, faite de non dits qui avec le temps pourraient s’envenimer. Même si elle s’interdit de le montrer ouvertement, Gabrielle se sent supérieure à bien des égards vis à vis de son employée. Ainsi, tandis que Polly la regardera par moments amoureusement, elle ne percevra même pas un petit peu les sentiments qui l’habitent, la considérant comme une sorte de figure transparente…

le chant des sirènes film

Les deux femmes ont en commun de cacher des ambitions artistiques. Passant ses journées à mettre en avant le talent des autres, Gabrielle se rêve elle-même en artiste. Une façon de rester éternelle malgré les années qui passent. Polly, elle, prend des photos depuis toujours dans la plus grande des discrétions sans les montrer à personne. Entre mensonges et manipulations, les « œuvres » des deux femmes les pousseront malgré elles à se confronter l’une à l’autre.

Non sans drôlerie, Le chant des sirènes livre une certaine critique du milieu de l’art, avec ses expressions surfaites, ses postures, ses jugements hâtifs, un premier degré un peu ridicule oubliant parfois la subjectivité qui accompagne la valeur de chaque œuvre. Ce que semble nous dire la réalisatrice, c’est que les femmes sont comme des tableaux, des toiles dont la splendeur ne saute pas forcément aux yeux de tous dès le premier regard. Derrière le vernis d’une vie parfaite, Gabrielle est rongée par de multiples démons, insatisfaite. Derrière sa candeur et son côté un peu attardé, Polly pourrait être la plus apte au bonheur, la plus intéressante, la plus douée… La valeur d’une personne, si tant est qu’il puisse y en avoir une, ne se définit pas par son milieu ou sa culture, mais aussi et surtout par son cœur… Celui de Polly, malgré sa folie douce, est indéniablement en or.

Porté par une actrice merveilleuse composant un personnage très attachant, ce long-métrage à la délicate bizarrerie touche et amuse à la fois.

Film produit en 1987 et disponible en DVD aux éditions Outplay

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3