CINEMA
LE DÉMON DES FEMMES de Robert Aldrich : (dé)possession d’une actrice
Elsa Brinkmann (Kim Novak) rêverait de devenir une grande actrice et d’accéder à la célébrité. Mais avant d’avoir à l’instar de Marilyn Monroe son nom le long du Wall of Fame, il va lui falloir trouver un rôle. Par chance, un impresario craque sur elle. Il s’appelle Barney Sheean (Ernest Borgnine) et est persuadé qu’elle est la nouvelle révélation qu’Hollywood attendait. Il l’imagine déjà dans un rôle précis : celui de la regrettée Lylah Clare, star blonde platine et muse du cinéaste Lewis Zarken (Peter Finch). Après plusieurs films tournés avec son réalisateur fétiche, qui était aussi son amant, Lylah disparut dans d’atroces circonstances. La version officielle voudrait qu’elle ait été victime d’un fan pervers mais on se doute bien que de sombres secrets se cachent quelque part.
D’abord frileuse à l’idée de débuter sa carrière en devenant le sosie d’une autre, Elsa finit par accepter de jouer le jeu après avoir rencontré Lewis Zarken et son énigmatique compagne Rossella (Rossella Falk). Elle emménage dans la maison du cinéaste, maison ou vivait autrefois Lylah et où elle connut la mort en tombant du haut des escaliers. Partout dans la demeure, des photos, peintures, de la star maudite. Elsa devient la nouvelle muse de Zarken et redonne vie à Lylah Clare en devenant sa copie conforme. Obsédée par cette femme qu’elle n’a jamais connue, elle se laisse posséder par son rôle devant la caméra comme dans la vie privée. Connaitra-t-elle le même sort tragique ?
Avec Le démon des femmes (The Legend of Lylah Clare en VO), Robert Aldrich livre tout d’abord un film passionnant sur le métier d’actrice. Elsa va devenir Lylah, se laisser envahir par son personnage au point de parfois perdre son identité propre. Très forte est cette scène où Elsa est confrontée à des photos d’elle et de Lylah et où elle-même n’arrive plus à discerner qui est la personne sur le cliché. Elle perd pied. Elle qu’on a pu voir au début du métrage un peu gauche, avec ses grandes lunettes, refusant d’être connue en étant une autre, va progressivement se laisser aller et perdre tout de sa singularité. Bien avant le tournage, elle devient ainsi à plusieurs moments Lylah Clare, changeant sa voix, ses gestes, son allure. Cette mutation s’opère souvent quand elle se retrouve dans des situations délicates. Là où Elsa ne se sent pas capable d’affronter ce qui se présente à elle, là où elle doute, elle convoque le fantôme de Lylah, prend ses traits et épate ainsi son monde. Car retrouver une copie si fidèle de l’actrice en émeut plus d’un, elle en avait marqué des vies…
Le plus heurté par la disparition de Lylah semble être le réalisateur Lewis Zarken. Il avait fait d’elle une star, elle lui a permis de tourner ses plus grands films. Depuis il n’a rien fait. Vingt ans sans tourner, à refuser tous les projets. Sans Lylah tout paraissait fade. Grâce à Elsa et son mimétisme il va retrouver la foi et réaliser un nouvel opus, un biopic sur Lylah. Mais les rapports qu’il avait avec sa star ne se limitant pas au travail, il ne tardera pas à séduire Elsa et répéter ses erreurs passées. On devine rapidement que Zarken a joué un rôle dans la mort de cette icône du cinéma. Elle est morte juste après leur mariage. On devine aussi que leur relation était terriblement tordue. Ils vivaient à trois dans la grande maison de Zarken, avec Rossella. Cette dernière observe la situation, semble encore meurtrie par la disparition d’une femme avec qui elle n’était pas seulement qu’amie. Elle se drogue, elle est sarcastique, puis elle essaie de se rapprocher d’Elsa afin de retrouver un peu de son passé.
Toujours comparée à Lylah, estimée, aimée, non pas pour ce qu’elle est mais pour sa ressemblance, pour le passé qu’elle représente, Elsa perd la tête, a des réactions de plus en plus contradictoires. En se mettant dans la peau de son personnage, elle cherche à la comprendre et finira par trouver par elle-même les véritables raisons de sa disparition. La scène du crime se répètera à plusieurs reprises, de façon déformée, cauchemardesque, hystérique. Un contraste à la réalisation sobre et très maitrisée que déploie Aldrich. Beaucoup de jeux de miroirs, de gros plans, qui questionnent l’identité de l’actrice qui s’efface au profit de son personnage.
Le scénario est malsain au possible, ressuscitant les passions morbides, détruisant ceux qui composent avec le présent. Mais plus que les fantômes de l’amour, Aldrich convoquent ceux du cinéma. De nombreux films sont cités et surtout Le démon des femmes est une critique directe et jouissive du milieu du cinéma. Un art qui s’est mué en industrie, peuplé de gens qui ne pensent qu’au fric, d’ordures à l’égo surdimensionné. Producteur, distributeur, critique, costumière : tout le monde veut faire sa loi, profiter de son minimum de pouvoir. Au final tous ces gens ressemblent à des vampires encerclant la pauvre Elsa.
Aldrich oppose donc son réalisateur passionné aux gens de la profession qui ne font rien pour l’amour de l’art. Des chacals qui l’ont déjà dépossédé de ses œuvres. Pour autant, le personnage de Zarken n’est pas plus clean que les autres. Il refait les mêmes erreurs avec Elsa que celles qu’il avait commises avec Lylah. Le passé ne cesse de se répéter, les fautes aussi. Et son amour du septième art, sa fascination, son obsession de rendre hommage à celle qu’il avait aimé, maltraité et perdu, va le conduire au bout du compte à un acte des plus cruels. Comme les femmes, le cinéma peut nous ensorceler et nous faire perdre la raison, nous briser à vie, semble dire cette œuvre ambitieuse et insolente. Le tout s’achève sur une publicité délirante qui tourne mal, condamnant définitivement l’industrie cinématographique, une industrie de vendus.
Film sorti en 1968 et disponible en VOD