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LES DÉSARROIS DE L’ÉLÈVE TÖRLESS de Volker Schlöndorff : l’attrait du Mal

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Fin du XIXème siècle, en Autriche. Le jeune Thomas Törless (Mathieu Carrière) est envoyé dans un internat sensé l’éduquer, lui apprendre à devenir un homme. Mais dès son arrivée, le garçon regrette sa famille, son village natal, et s’ennuie profondément.  Il se lie d’amitié avec deux autres élèves, Beineberg (Bernd Tischer) et Reiting (Fred Dietz) qui deviennent un peu ses protecteurs.

Le quotidien austère de l’internat bascule alors que l’élève Basini (Marian Seidowsky) vole de l’argent à Beineberg pour rembourser une dette qu’il a envers Reiting. Ce dernier lui avait posé un ultimatum : lui rendre son argent ou accomplir tous ses désirs, tel un esclave. Basini rendant subitement l’argent, Reiting comprend qu’il doit être le voleur et en informe Beineberg. Les garçons pourraient aller reporter l’incident à la direction, provoquant l’expulsion de Basini. Mais ils décident de garder le silence et de lui infliger eux-mêmes leur sanction. Basini va ainsi devenir leur jouet, un objet d’expérimentations plus ou moins sadiques.

Thomas Törless observe ces humiliations  entre effroi et fascination. Intrigué par les mathématiques et leurs mystères, Törless se questionne aussi beaucoup sur la frontière entre le Bien et le Mal. Il va découvrir le profond sadisme de ses amis, le certain masochisme de Basini et sa propre part obscure. Jusqu’où iront leurs jeux dangereux ?

les désarrois de l'élève törless

Premier film de Volker Schlöndorff, adapté de l’œuvre sulfureuse de Robert Musil, Les désarrois de l’élève Törless est probablement un des films les plus vénéneux et ambigus que j’ai eu l’occasion de voir. Alors que dans le livre les pratiques homosexuelles de certains personnages étaient parfois suggérées, ici tout est dans le sous-entendu, le non-dit. Si ce qui nous est montré est parfois déjà susceptible de créer le malaise, le pire est sans doute hors champ, invisible, dans la tête des personnages. Le réalisateur filme d’ailleurs magnifiquement les visages de ses jeunes interprètes, Mathieu Carrière en tête, laissant deviner leurs troubles intérieurs, leurs pulsions néfastes.

Magnifique noir et blanc, atmosphère étrange, comme si le temps était à la fois long et suspendu. Thomas Törless s’ennuie, se pose beaucoup de questions. Il a une drôle de démarche, un peu précieuse. Ses gestes traduisent son malaise, c’est comme si constamment dans son corps le Bien luttait contre le Mal. Alors qu’il assiste aux humiliations infligées par ses amis Beineberg et Reiting sur Basini, il est à la fois gêné et profondément curieux. Derrière la révolte face à des actes mettant à mal la dignité humaine, se cache une certaine jouissance, le plaisir de voir un spectacle inédit, intense, interdit.

Progressivement, Törless perd pied, peine à définir ses propres limites. On comprend en tant que spectateur que les punitions et humiliations masquent d’autres choses. Reiting notamment prendrait plaisir à voir Basini seul, pour faire on ne sait quoi…On fait aussi référence à un événement sordide survenu dans le passé à l’internat, déjà une histoire d’élève sadisé par ses camarades voire abusé sexuellement. On avance entre les murs de l’internat avec cette sensation que tout est possible, que la cruauté peut survenir à tout moment. Et en même temps la mise en scène instaure une sorte de sensualité absolument enivrante. Bref, comme Törless, on ne sait plus bien où on est.

les désarrois de l'élève törless

Pour certains, le film évoque la naissance du Mal, de l’idéologie nazie. Comment des jeunes peuvent soudainement devenir sadique, traiter un autre être humain comme un être inférieur, un jouet, un objet de pur amusement. Le Mal s’infiltrerait par la pensée. Quelqu’un déroge aux règles établies, aux valeurs imposées et il est alors fondamentalement mauvais et susceptible d’être l’objet de toutes les humiliations. Il y a au cœur de l’œuvre plusieurs scènes complètement époustouflantes. La première est une scène d’hypnose. Tout le long, on se demande si Basini est vraiment hypnothisé par un de ses malfaiteurs. Scène à la fois spectaculaire, fascinante, presque érotique, tendue. L’asservissement de l’autre par la parole, le relâchement du corps, la dépendance de l’esprit…

La deuxième scène inoubliable est le moment où Basini est dévoilé comme un voleur, un moins que rien, à tous les élèves de l’internat. Mouvement de haine général : il est encerclé et tyrannisé au sein de la salle de sport. Une scène, partiellement en caméra subjective, qui nous fait tourner la tête, ressentir toute la détresse de l’offensé.

Impossible également d’oublier Mathieu Rivière, sa beauté lisse mêlée à des expressions ambivalentes. L’ensemble laisse une forte empreinte, des émotions contrastées, des images magnifiques et un malaise profond. C’est à la fois sublime, très subtil et traumatisant. Volker Schlöndorrf marque aussi bien par ce qu’il montre que par ce qu’il ne montre pas (l’attirance secrète de Törless pour Basini, son homosexualité refoulée ; les petits jeux privés de Beineberg et Reiting avec leur « esclave »). C’est en général la marque des plus grands. En tout cas, ce film là est un chef d’œuvre total.

Film produit en 1966 / Disponible en DVD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3