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M. BUTTERFLY de David Cronenberg : fantasme aveugle

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Adaptation d’une pièce de David Henry Hwang elle-même adaptée de faits réels, M. Butterfly est peut-être dans la forme un des films les plus sages de David Cronenberg. Ce qui n’empêche pas sa mise en scène de nous envoûter et de nous plonger dans une histoire complètement folle.

Beijing, 1964. René Gallimard (Jeremy Irons), français, débarque pour travailler comme comptable à l’ambassade. Lui comme sa femme (Barbara Sukowa) ont un peu de mal à se fondre dans ce nouveau décor et à comprendre la culture chinoise qu’ils prennent un peu de haut. Un soir, René assiste dans le cadre des mondanités de son travail à une représentation de Madame Butterfly de Puccini. Il est bouleversé par l’histoire et par l’actrice qui incarne le rôle principal, Song (John Lone). A la fin de la représentation, il ose l’aborder pour lui faire part de son admiration. L’actrice ne manque pas de répondant et lui cloue le bec en lui montrant à quel point cette histoire est vraiment la pure création clichée d’un occidental à moitié misogyne.

Les jours passent et Gallimard reste obsédé par cette histoire et par Song. Elle lui avait parlé des véritables spectacles chinois et il part en pleine exploration d’un théâtre traditionnel et tombe comme par hasard sur une représentation avec elle sur scène. Les semaines et mois qui suivent, il va entamer une liaison avec cette femme orientale qu’il fantasme complètement et aveuglément. En effet, cet européen qui se veut dominant sera tellement porté par son fantasme d’une occidentale soumise qu’il ne verra pas la plus grande des évidences : Song n’est pas une femme mais un homme qui se travestit pour ses représentations comme c’est souvent le cas à Pékin. Il ne voit pas non plus venir que cette personne qui fait basculer tout son quotidien est en réalité un espion qui va utiliser ses charmes pour lui soutirer des informations…

m. butterfly cronenberg  m. butterfly cronenberg

Si on ne retrouve pas ici les effets délirants et provocateurs qui ont fait de lui un cinéaste culte, avec M. Butterfly David Cronenberg livre tout de même un long-métrage imparable, cruel, obsédant et fou. Le face à face entre Jeremy Irons et John Lone est fascinant et ce qui se passe à l’écran est vraiment troublant.

Contrairement au personnage de Rémi Gallimard, le spectateur devine assez rapidement (soit parce qu’il connait les traditions soit parce que les indices abondent – Song ne veut jamais se déshabiller et ne fait l’amour que par derrière) que l’objet de tous les fantasmes et obsessions de cet homme n’est pas une femme mais un homme. Tombé amoureux du personnage tragique et sacrificiel de Madame Butterfly, le français veut absolument vivre une romance de ce genre, être dépaysé, être cet homme occidental qui subjugue une « petite orientale ».

Song, bien plus intelligent et lucide que lui, comprend rapidement le besoin d’évasion et de domination de cet homme finalement assez pathétique qui aime et désire comme un touriste. Il accepte de devenir « sa Butterfly » et en fait des tonnes : Butterfly est extrêmement pudique et ne se déshabille jamais, elle laisse entendre qu’elle n’attend qu’à être initiée sexuellement par Gallimard, le laisse la positionner dans les jeux érotiques comme son esclave. L’homme blanc exulte et alimente dans sa têtesa rêverie romantique à un point d’aveuglement qui laisse pantois. Il n’aime pas Song, il aime le fantasme qu’il projette sur lui et ce rôle qu’il accepte de jouer pour le flatter et pour le duper.

L’intrigue ne manque pas de faire franchement rire tant son personnage principal est à la ramasse et se complait dans un mensonge qui flirte avec la folie. Il ne veut tellement pas voir que Song est un homme qu’il croit sa Butterfly quand elle lui annonce qu’elle attend un enfant de lui ! Ce mépris plus ou moins conscient de l’homme colonisateur est moqué aussi bien d’un niveau sentimental (Rémi Gallimard s’accroche définitivement à une chimère) que professionnel (ses analyses à l’ambassade française tournent vite à la catastrophe).

Ce jeu de faux-semblants est particulièrement savoureux, avec une écriture brillante qui a des accents politiques et féministes. La mise en scène est de facture classique mais assez virtuose, mettant progressivement en lumière le côté monstrueux de Gallimard mais aussi son infinie tristesse, cette obsession de vouloir croire coûte que coûte à un amour qui n’existe pas.

m. butterfly cronenberg

Dans la peau de Song, John Lone est saisissant. Un personnage double et insondable. Il y a forcément une colère et un mépris de sa part pour cet amant qui se croit si supérieur en permanence sans même en avoir conscience. Mais en jouant son rôle, Song y prend parfois goût. Et s’il ne flanchera jamais dans sa mission, il y met quand même du coeur. Et paradoxalement il se révèlera à terme plus sincère que Gallimard. Car lui accepte d’aimer l’autre pour ce qu’il est là où Gallimard ne peut se résoudre à voir la vérité en face et s’en accommoder.

L’oeuvre fait un drôle d’effet avec ses personnages constamment ambivalents, ce choc des cultures et des sentiments souvent malsains. On ne sait plus du tout où on est ni jusqu’où va aller ce curieux jeu de désir et de pouvoir. Cronenberg s’amuse dans le chapitre final à retourner les clichés de la Madame Butterfly originale en mode « tel est pris qui croyait prendre ».  Passion malade et inclassable, pour un film dépaysant, déconcertant, passionnant de bout en bout.

Film sorti en 1994. Disponible en DVD et VOD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3