FICTIONS LGBT
NE CROYEZ SURTOUT PAS QUE JE HURLE de Frank Beauvais : solitude et cinéma
Film d’auteur qu’on pourrait qualifier de « journal récité », Ne croyez surtout pas que je hurle est une oeuvre d’artiste très personnelle qui a été amplement saluée par la critique.
Le journal filmé est devenu un genre en soi du cinéma français. Un genre qui peine souvent à faire des entrées en salles car il bouscule les habitudes du spectateur proposant un mélange hybride entre images et une forme de littérature. Comme c’était le cas à travers des oeuvres de cinéastes indépendants comme Rémi Lange ou François Zabaleta, on épouse ici ce qui nous est raconté en voix off sans savoir si tout est vrai ou non. Et au final ça n’a pas vraiment d’importance : on fait le choix de croire, tout simplement.
Frank Beauvais se pose ici en narrateur et en personnage principal. Il récite pendant 1h15 un très beau texte qui parle d’une période aussi spéciale que douloureuse de sa vie. Il avait été s’installer dans un village d’Alsace isolé avec son compagnon, quittant Paris et ses amis artistes et se rapprochant de sa mère. Hélas, l’histoire d’amour s’est éteinte et il se retrouve seul dans ce bled paumé, sans voiture, sans emploi, sans perspective. Il survit en revendant des objets culturels qu’il a stocké chez lui. Il vit de peu et occupe toutes ses journées en regardant des films qu’il a en DVD ou qu’il récolte illégalement en ligne. Essentiellement des curiosités, des films oubliés, des trésors perdus (je n’ai reconnu pratiquement AUCUN des extraits projetés à l’écran).
Son père meurt, il traverse une phase proche de la dépression. Dans le même temps, les attentats du Bataclan surviennent, la France entre dans l’Etat d’urgence. Frank va mal, les informations l’angoissent avec leur lot de sordide et de morbide quotidiens. Il se coupe de tout, fuit la réalité en se laissant absorber par les films. Cela devient l’objet de son film qui prend les allures d’un grand mash up sur lequel il pose sa voix.
Si la durée du métrage n’est pas particulièrement étendue, le texte est extrêmement dense et brasse avec beaucoup de sensibilité une infinité de thématiques. Le quotidien pesant dans un village où il n’y a rien à faire, où tout le monde se connait et où personne ne communique vraiment. Une vie comme à une autre époque. La sensation d’isolement, la peur du manque de perspectives. Le rapport à la famille. Le rapport à une société et un monde individualiste et capitaliste à la force de destruction quasiment inéluctable. Ce sentiment terriblement désagréable d’être impuissant face à tout, de ne pas avoir la force de prendre les choses en main. L’angoisse du temps qui passe et du physique qui se fane. L’art comme seul refuge.
Heureusement qu’au final cela ne dure que 1h15 car il faut bien avouer que même si le texte est souvent brillant, le dispositif d’une voix off avec une succession d’images est parfois très exigeant à suivre. Ne croyez surtout pas que je hurle n’est pas un film facile à suivre, il demande une véritable concentration, un abandon, et crée une drôle d’impression avec son dialogue entre extraits de films et texte de journal précieusement couché sur le papier. L’auteur n’évite pas toujours le piège du nombrilisme, il peut par moments donner l’impression d’un peu trop s’écouter parler . L’élégance de l’écriture, la recherche des bons mots, pourra aussi parfois paraître un poil élitiste.
Toutefois, les défauts qu’on peut trouver à cette oeuvre qui flirte avec l’expérimental se transforment aussi souvent en qualités et quand on aime le cinéma, qu’on connait cette soif de découvertes filmiques, cette épaule si réconfortante des oeuvres de fiction qui peut se muer en addiction, difficile de ne pas être touché.
La partie la plus émouvante de ce film joliment inclassable est sans doute celle à travers laquelle Frank Beauvais raconte la difficulté d’être artiste aujourd’hui. La précarité, ce reflet qu’on vous renvoie souvent d’être différent, hors système. Toucher le rêve de l’art sans pouvoir en vivre librement et sereinement. C’est aussi une belle déclaration d’amour à l’amitié si on peut dire. Car ce sont bien les amis de l’auteur / personnage, ces gens avec qui il partage une vision commune, qui l’aident toujours au final à ne pas sombrer dans les abysses totales de la dépression.
Expérience de cinéma à réserver aux cinéphiles aventureux, cette proposition « avec des tripes » mérite le coup d’oeil.
Film sorti le 25 septembre 2019