CINEMA

PRISONERS de Denis Villeneuve : sauveurs impuissants

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Banlieue de Boston. Keller Dover (Hugh Jackman) est un bon chrétien et un père de famille solide et responsable. Il initie son fils à la chasse, l’aidant à surpasser ses émotions en lui faisant remarquer au détour d’une phrase que quand il mange la viande de chez McDonalds il ne se pose pas de question sur le pauvre animal tué pour réaliser son hamburger.

Un jour, la petite famille (Keller, sa femme, son fils et la petite dernière âgée de 6 ans, Ana) vont déjeuner chez des amis, les Birch (qui sont les parents d’une adolescente et d’une petite fille, Joy, du même âge qu’Ana). Alors que les adultes discutent, les jeunes se baladent dehors et aperçoivent un camping car à l’intérieur duquel semble se trouver quelqu’un. Ils retournent chez les Birch mais plus tard, les deux petites filles veulent partir à la recherche d’un sifflet qu’Ana a perdu. Leurs parents les autorisent à sortir à la condition qu’elles soient accompagnées des deux adolescents. Ils réalisent plus tard ,alors que les deux fillettes ne sont pas rentrées, qu’elles sont allé dehors toutes seules. Ne parvenant pas à les retrouver, ils préviennent la Police.

L’inspecteur Loki (Jake Gyllenhaal) , qui a jusqu’ici résolu tous les cas qui lui ont été confiés, est mis sur le coup. Les parents espèrent qu’il s’agit d’une fugue même si à priori les deux petites filles n’avaient aucune raison de vouloir s’enfuir. Ils sont toutefois inquiets par le fait que le mystérieux camping car observé par les adolescents ait disparu en même temps que les enfants. Loki essaie d’avancer le plus vite possible et finit par retrouver le propriétaire du camping car, qui tente de s’enfuir quand la police s’approche de lui. Il s’agit d’un ado attardé, Alex Jones (Paul Dano), qui vit seul chez sa tante. Mis en garde à vue, il assure ne pas être responsable de l’enlèvement d’Ana et Joy. Persuadé qu’il ment, Keller demande à Loki de prolonger son enfermement. Mais la police n’a pas assez de matière et le laisse filer. Apprenant la nouvelle, Keller fonce le retrouver à la sortie. C’est là que discrètement Alex lui laisse entendre qu’il a bien enlevé les gamines. Hélas, Keller est le seul à l’avoir entendu. Loki ne demande qu’à le croire mais peut aussi penser qu’il a « entendu ce qu’il voulait entendre » sur le coup de l’émotion.

Chaque jour paraît interminable et Keller est tétanisé à l’idée d’arriver au septième jour de la disparition, car selon les études il paraît que les chances de retrouver un enfant porté disparu après la première semaine s’amoindrissent fortement. Alors que sa femme se gave de cachets et sombre dans la dépression, il décide d’agir seul. Il se gare devant la maison de la tante d’Alex et compte le suivre. Remarquant sa présence, l’adolescent le provoque : alors qu’il sort son chien il fait mine de l’étrangler et chantonne un air qu’Ana affectionnait. Fou de rage, Keller l’enlève et en fait son prisonnier. Il l’attache et le place dans la maison délabrée de son père décédé. Il entraîne malgré lui dans son entreprise le père de Joy, Franklin (Terrence Howard). Keller espère le faire parler et n’hésitera pas à avoir recours à la violence, la torture, pour obtenir des réponses.

Mais Alex tient bon et ne lâche rien. Alors que Keller risque de commettre l’irréparable, Loki continue son enquête et se perd entre indices et fausses pistes. Cette affaire de disparition se révélera bien plus sombre et complexe que ce que chacun aurait pu imaginer…

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Le film s’ouvre sur le Notre Père avant que Keller et son adolescent de fils abattent un pauvre animal sans défense pour le plaisir de la chasse. Keller apparaît comme le bon américain type : père de famille exigeant dans son éducation mais affectueux, catholique, mari toujours attentionné, obsédé par l’idée de toujours être prêt à sauver sa famille dans le cas où une crise surviendrait. Quand sa fille Ana disparaît, il se retrouve à son plus grand dam complètement impuissant face à la situation. Il se doit d’attendre que la police fasse son travail. Chaque nouveau jour qui passe est un enfer qui fragilise un peu plus sa famille et qui le met face à son incapacité à être un héros, un sauveur.

Cette situation insupportable l’amène à boire et perdre ses moyens. Il perd son calme et cède à la haine quand Alex Jones le provoque, lui laissant entendre qu’il a dupé la police et qu’il sait très bien où sont cachées les deux fillettes disparues. La tentation de régler l’affaire par ses propres moyens, de faire justice soi-même, est alors trop tentante. Il fait du potentiel ravisseur son propre prisonnier. Il essaie la méthode « douce », puis finit par l’enfermer dans le noir en lui versant de l’eau gelée ou brûlante pour tenter d’obtenir des informations. Il devient ainsi un bourreau, passe du statut de victime démunie à celui d’agresseur, risquant la prison.

Le réalisateur Denis Villeneuve se saisit d’un sujet fort et très anxiogène, montrant l’enfer de parents confrontés à la disparition de leurs enfants. Que faire, comment réagir alors que chaque nouvelle journée amoindrit l’espoir, renforce une situation cauchemardesque ? La femme de Keller sombre dans la dépression, les Birch restent sonnés, Keller déborde de colère et cède à la violence. Le temps est au centre de cette œuvre d’une impressionnante maîtrise et efficacité, d’une densité incroyable aussi (le scénario signé Aaron Guzikowski est malsain et retors à souhait). On ressent physiquement l’attente asphyxiante des parents, le stress de l’inspecteur Loki qui piétine dans son enquête. On comprend aussi bien l’impatience et la colère de Keller que l’enfer quotidien de la police, dont on attend énormément et qui hélas n’a pas toujours les moyens nécessaires pour faire avancer plus vite une enquête. L’inspecteur Loki est montré comme un personnage ne vivant que par et pour son travail. Les hautes responsabilités qui reposent sur lui l’empêchent d’avoir une vie personnelle, le privent d’une vie normale. On imagine à quel point baigner dans ce genre d’histoires avec toutes les attentes autour de lui doivent être pesantes et stressantes. Pas facile de faire face à la détresse des familles, de ne pas prendre les choses personnellement, de se détendre le soir. Loki affiche une mine fantomatique, masque sa propre angoisse de subir son premier échec. Entre lui et Keller, le film montre la difficulté de deux hommes, le flic et le père de famille, d’être à la hauteur de ce que l’on attend d’eux. Comment jouer au sauveur quand on se retrouve confronté à un énorme point d’interrogation, face au mal à la fois personnifié et insaisissable ?

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Prisoners est un film particulièrement bien écrit mais aussi très physique. On ressent la douleur et l’énervement des personnages, l’agacement du temps qui passe alors que les réponses se font rares, que l’incertitude règne. L’affaire est d’autant plus délicate que le doute semble toujours permis, les apparences trompeuses. On ne pardonnera pas à la Police de se tromper de coupable… La religion est également au centre de ce long-métrage assurément traumatisant. Comment continuer de croire en Dieu quand on se retrouve face à des gens qui enlèvent et peuvent assassiner des enfants ? La lutte entre le bien et le mal, le bon et le mauvais en chacun, parcourt une intrigue alambiquée, qui fait réfléchir bien après la vision du film. Ou la spirale infernale de ceux qui rongés par le désespoir d’une perte sombrent dans la violence, faisant prisonniers de leurs démons des innocents.

Si l’oeuvre de Denis Villeneuve n’opte jamais pour l’explicite (on voit peu de sang et la violence reste majoritairement hors champ), elle ébranle l’inconscient avec de petits détails (l’aspect très effrayant de « méchants ordinaires », le glauque qui peut se cacher dans n’importe quelle demeure, le jeu sadique du labyrinthe…). Jake Gyllenhaal est très convaincant, mais on retient surtout les performances de Hugh Jackman (qui trouve là un des meilleurs rôles de toute sa carrière) et de Paul Dano (d’une ambiguïté tétanisante). Sans chercher à renouveler le genre, Prisoners est une totale réussite de par son interprétation, sa mise en scène précise, son écriture intelligente, ses effets imparables. On en ressort vraiment troublé, dérangé. L’un des meilleurs thrillers du début des années 2000.

Film en 2013. Disponible en DVD et VOD.

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3