CINEMA
SILS MARIA de Olivier Assayas : l’épreuve du temps
Maria Enders (Juliette Binoche) est une actrice de cinéma et de théâtre à la carrière éclectique et prestigieuse. Alors qu’elle affronte la quarantaine, un âge pas toujours évident dans sa profession, elle reste très sollicitée. Son assistante personnelle, Valentine (Kristen Stewart), l’aide à gérer sereinement son quotidien. Cette dernière est à la fois son attachée de presse, un regard avisé pour ses choix de projets, une aide précieuse pour lui donner la réplique lors de ses préparations.
Alors qu’elle se rend à une soirée de remise de prix pour honorer le metteur en scène qui a lancé sa carrière, Maria apprend la mort de ce dernier. La nouvelle la bouleverse. Dans le même temps, un jeune réalisateur audacieux (Lars Eidinger) lui propose de jouer dans une adaptation de l’oeuvre qui l’avait révélée et signée par le défunt : Maloja Snake. Sauf que le temps a passé : dans cette histoire, Maria avait explosé dans le rôle d’une jeune femme manipulatrice séduisant une femme vieillissante. On lui propose désormais de jouer le personnage de la femme mature. Même si elle hésite et qu’elle sent que le projet la confrontera à l’épreuve du temps, à des fantômes et des angoisses personnelles, l’actrice accepte. Cette nouvelle aventure va marquer un tournant dans sa vie et dans sa relation avec Valentine…
Présenté en compétition au Festival de Cannes 2014, Sils Maria y a été accueilli chaleureusement sans pour autant susciter un fervent engouement. Rien d’étonnant : ce nouveau long-métrage d’Olivier Assayas, et sans doute l’un de ses meilleurs, n’est pas vraiment une « bête de festival ». C’est une œuvre très écrite, réflexive, qui prend son temps pour mettre en place un triangle psychologique riche en émotions. Une plongée dans le quotidien d’une actrice, comme on a pu en voir dans de véritables références du cinéma américain (on pense, forcément, à All about Eve pour le thème du vieillissement et du rapport de force). Juliette Binoche trouve là un rôle très fort, dense, subtil, d’actrice star, un peu nombriliste mais aussi terriblement humaine et universelle par certains aspects. Une femme dont le métier est de se mettre dans la peau de personnages, quitte à parfois flirter avec le vide, une certaine folie. Une femme sensible, attachée à ceux qui ont jalonné sa carrière et qui se retrouve à un tournant, à un âge où une nouvelle génération arrive et où sa façon de travailler est contrainte d’évoluer.
La relation entre Maria et Valentine est au cœur de la première partie du métrage. Un rapport à la fois professionnel et amical, intense mais aussi parfois trop dévorant pour l’assistante personnelle. Discrètement, par de petits détails, Olivier Assayas montre la difficulté de ce métier qui peut faire rêver mais qui relève parfois de l’esclavagisme de luxe. Valentine évolue au cœur des paillettes, d’un milieu passionnant, mais elle reste dans l’ombre, dédie sa vie à l’organisation de celle d’une autre, quitte à ne plus trop savoir qui elle est au bout du compte. Entre affection, séduction et opposition, le lien qui lie l’actrice et son « employée particulière » va être fragilisé au moment même où Maria répète avec elle une pièce qui peut aisément faire écho à leur propre situation.
Deuxième duo, celui tout aussi particulier de deux actrices issues de deux générations différentes qui se retrouvent au cœur d’un même projet. Maria doit faire face à Jo-Ann Ellis (Chloë Grace Moretz, délicieusement bitchy), jeune starlette qui affole la presse people et Internet de par ses excès et sa vie privée trash, qui reprend le rôle qui l’avait fait connaître 20 ans auparavant. Maria est désormais dans la maîtrise, la maturité, la réflexion, quand Jo-Ann est plus dans la spontanéité, l’insolence. Alors que la pièce se monte, la célèbre actrice passe par tous les états : fascination et détestation de sa partenaire de jeu, consternation, remise en question, doute, envie d’abandonner, puis envie de se battre.
C’est à la fois un film sur l’art et les liens à la fois profonds et étranges qu’il crée, sur le métier singulier d’actrice, un portrait de femme qui doit accepter le temps qui passe et les changements qui vont avec. La mise en scène est d’une grande élégance : Olivier Assayas livre des plans très inspirés, marquants (notamment ceux du serpent de Maloja, très belle métaphore) sans jamais être dans la démonstration. Son scénario est brillant, ses dialogues très riches. Et l’interprétation est définitivement au top. Se déploie une atmosphère singulière, déclenchant naturellement des réflexions existentielles, provoquant chez le spectateur des échos étonnamment personnels. Il y a dans Sils Maria quelque chose de très lancinant, qui ne dit pas son nom, quelque chose d’intemporel, quelque chose que seuls les grands films ont.
Film sorti en 2014. Disponible en DVD et VOD