CINEMA

SLEEPING BEAUTY de Julia Leigh : femme fantasme, femme mystère

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Lucy (Emily Browning) est une étudiante américaine pas comme les autres. On la découvre participant ,tel un cobaye, à une étrange expérience dans un laboratoire. Elle vit en colocation avec un garçon et une fille qui lui en veulent à mort car elle ne paie pas son loyer. L’argent, un problème ? Le moins que l’on puisse dire c’est que ses parents ne sont pas là pour l’aider. Sa mère, une alcoolique qui fait de l’ astrologie par téléphone, ne l’appelle que pour lui soutirer des sommes. Pour le coup, Lucy multiplie les petits boulots ingrats, sans grande conviction. Serveuse dans un bar-restaurant, secrétaire photocopieuse dans des bureaux…Ennui. 

Un des passe-temps de cette jeune femme à la peau blanche et à la beauté sidérante est d’aller draguer dans les bars où elle se laisse séduire aussi bien par les hommes que par les femmes. Un jour, Lucy répond à une annonce trouvée dans un journal étudiant. On lui propose un curieux job, payé minimum 250 dollars de l’heure , dans une vaste demeure. Elle devra servir des repas à des gens en tenue légère. Rapidement remarquée, la belle se voit proposer un autre contrat , plus sulfureux encore : se laisser droguer pour s’endormir et s’offrir nue dans un lit à certains clients privilégiés. Pas de pénétration la rassure-t-on. Mais pourra-t-elle accomplir sa mission sans dégâts psychologiques ?

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Premier film de Julia Leigh, présenté en Compétition Officielle à Cannes 2011, Sleeping Beauty fait partie de ces œuvres âpres, crues, énigmatiques, qui ne manquent pas de diviser. Ne comptez pas sur la cinéaste pour livrer un film linéaire. Sleeping Beauty jette instantanément le trouble et déploie une abstraction contribuant à perdre le spectateur dans cet étrange portrait de jeune fille très ambivalente. Lucy restera un mystère. Sa beauté fracassante illumine chaque plan. C’est une poupée parfaite, que personne ne rechignera à utiliser. On pourrait être attendri, plaindre cette pauvre fille, se dire que c’est vraiment terrible d’en arriver là pour survivre. Et puis il y a ce plan durant lequel elle brûle les billets qu’on vient de lui donner. Elle aurait pu payer son loyer avec et calmer ses colocataires. Mais non. Qu’ils aillent se faire voir.

L’audace de Sleeping Beauty est de faire de son personnage principal, magnétique, quelqu’un de très froid, distant, jamais sympathique. Comme si complètement désabusée, Lucy avait décrété que plus rien n’avait de sens. Dès lors, autant jouer, foncer vers le grand n’importe quoi. Jouer de son corps, en tirer profit et se laisser piéger aussi. Prendre du plaisir en contemplant le chaos, savourer l’ironie. Dans un monde sans valeur où tout se marchande, on peut bien se permettre d’indécentes propositions de mariage qui sortent de nulle part, miser ses cuisses à pile ou face, anesthésier tout ce qui peut être source de beauté, d’attendrissement. La belle est endormie, n’est plus qu’une morte vivante, avançant malgré tout avec classe et sensualité. La jeunesse est désillusionnée avant l’heure et se loue pour quelques billets à des vieillards tout aussi amers, le vice sans doute plus poussé (désirs obscurs, plaisir sadique de brûler une poupée avec une cigarette, le fantasme naïf malgré tout de s’endormir à jamais en partageant les draps d’une déesse…).

Julia Leigh nous entraîne dans une autre dimension, là où la raison échappe, où le cœur ne bat plus, où l’on ne différencie plus le vrai du faux. Reste le sexe, ce rituel. Rituel qui va envahir le champ (le service dans la demeure, très réglé ; les visites à un ami proche complètement théâtralisées). Être constamment dans la mise en scène de soi permettrait peut-être de se délivrer des chaînes de la société, ses lois, ou du moins pourrait en donner l’illusion. Être la femme fantasme, jouer tous les rôles, avec ou sans paroles. Dans un décor qui s’y prête particulièrement ou dans la plus banale intimité. En offrant son sommeil, Lucy se croit peut-être plus forte qu’elle ne l’est. Une fois droguée, inconsciente, elle ne contrôlera plus rien.  Quelque chose lui échappera. Fissure.

Les corps vieillissants , desséchés, s’opposent à la sensualité vertigineuse de la jeunesse dans cette œuvre audacieuse, jamais là où on ne l’attend, pleine de niveaux de lectures différents. Une vraie révélation qui hante longtemps après sa vision.

Film sorti en 2011 et disponible en VOD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3