CINEMA
THE MASTER de Paul Thomas Anderson : pouvoir et filiation
La seconde guerre mondiale s’achève et pour Freddie comme pour ses camarades soldats, le moment est venu de revenir au « monde réel ». On a beau leur coller des psys ou les préparer à ce qui sera à l’évidence un difficile retour à la normale après les horreurs de la guerre, les vétérans, une fois replongés dans la vie de tous les jours, se révèlent vite pour la plupart être des inadaptés. Pour Freddie plus encore que pour les autres, lui qui n’a plus de père et dont la mère est placée dans un institut psychiatrique. Ne semblant plus avoir toute sa tête, l’homme fait ce qu’il peut pour survivre. Il travaille d’abord comme photographe dans un centre commercial. Mais, imprévisible, nerveux, il ne manque pas de rapidement s’en prendre à un client qui lui cherche des noises. Début des petits boulots ingrats puis errance, alcoolisme.
Un soir de désespoir, Freddie est attiré par un bateau dans lequel se tient une fête. Il y pénètre et se réveille le lendemain avec la gueule de bois. Il découvre alors que les personnes à bord sont les membres d’un groupe nommé La Cause. Le chef de l’organisation, surnommé « The master » , Lancaster Dodd, est immédiatement pris de sympathie pour le vétéran dont il apprécie les breuvages à la mystérieuse composition. Il décide d’en faire son cobaye et son protégé, même si sa femme, son fils, sa fille, et même son beau fils ne voient pas la complicité naissante entre les deux hommes d’un bon œil. Le temps de plusieurs mois, plusieurs années, Freddie va suivre Lancaster Dodd partout, se prêtant à ses diverses expériences sensées le guérir et ne pouvant s’empêcher de casser la figure à toute personne allant contre la philosophie , la religion de ce que beaucoup perçoivent comme le gourou dangereux d’une secte. Mais cette relation improbable entre un mystique érudit et manipulateur et un homme complètement blessé et imprévisible pourra-t-elle vraiment donner lieu à un succès, une filiation ?
Cinéaste américain ambitieux, Paul Thomas Anderson fait partie des rares auteurs du pays de l’Oncle Sam a imposer un style propre, pas forcément toujours facile d’accès mais attirant pourtant en nombre les spectateurs, de par une critique enthousiaste et des têtes d’affiche des plus séduisantes. The master est à mille lieux des blockbusters US, des biopics classiques, des fictions grand public linéaires et c’est là tout son charme et son mérite. C’est un véritable film d’auteur, sinueux, singulier, dont on ressort surpris, sans être certain d’avoir tout compris. Il faut le digérer, y revenir pour mieux l’appréhender. Le tour de force du cinéaste est de parvenir à nous hypnotiser par la grande beauté des images, la maîtrise épatante de sa mise en scène, le magnétisme des acteurs, sans qu’une intrigue nette, balisée, ne se présente. On navigue en eaux troubles, on se laisse porter, envelopper par les petites lenteurs.
De quoi parle vraiment ce film ? En partie de la personnalité ambivalente du gourou charismatique d’une secte (Paul Thomas Anderson avoue s’être inspiré de L. Ron Hubbard, fondateur de l’église de Scientologie), de son emprise sur les autres, son mélange de tendresse et de domination parfois cruelle, sa façon de susciter l’adhésion et réunir mine de rien des fonds conséquents (les bourgeoises en mal de vivre sont ses cibles les plus évidentes, celles qu’il s’évertue de faire entrer dans sa « famille »). Le réalisateur ne livre pas un portrait à charge, il préfère l’ambiguïté. Le personnage de Lancaster Dodd est peut-être un mégalo manipulateur, un pervers qui joue avec beaucoup de faibles au père de substitution, un instigateur de cérémonies tordues (la réunion familiale où subitement les femmes se retrouvent nues face aux hommes, eux, tous habillés) mais il est aussi un père aimant, un mari dévoué, un homme comme les autres qui peut s’émouvoir face à une âme blessée, qui aimerait que ce qu’il a accompli dans la vie trouve une succession.
Le grand sujet du film est la relation entre Lancaster Dodd et Freddie. Deux hommes que tout oppose à priori mais qui parviennent pourtant à se comprendre, se retrouver au-delà des idées. Les origines de Lancaster Dodd sont volontairement éludées, on peut assurément imaginer que comme Freddie il a pu être victime d’un passé familial peu reluisant. Pour le gourou intellectuel , qui fait toujours bonne figure, Freddie reste un objet de fascination. Un homme impulsif, sauvage mais à l’amour et la loyauté d’une rare pureté. Freddie est faible et boit ses paroles, s’exécute sans broncher, se soumet avec passion et dévotion à ses exercices. Il incarne un disciple, un possible fils de substitution. Mais Lancaster Dodd va peu à peu être déçu : Freddie ,malgré ses efforts, ne peut contrôler ses démons et les divers exercices et cures alternatives auxquels il s’adonne n’ont pas de prise sur lui. Il reste un homme blessé par la guerre, la vie, l’amour (très belles scènes que celles où nous découvrons son amour adolescent avec une jeune fille deux fois moins âgées que lui, Doris).
A travers la relation vouée à l’échec entre le gourou et le vétéran, Paul Thomas Anderson livre une variation sur le thème du pouvoir et des rapports de force. Qui a vraiment l’ascendant sur l’autre ? Les choses sont moins simples qu’elles n’ont en l’air. Si la femme de Lancaster est dévouée, elle peut très bien aussi asseoir sa domination sur lui (en témoigne une incroyable scène de masturbation où la toujours surprenante et intense Amy Adams nous laisse sans voix). Si Lancaster et les siens conditionnent peu à peu Freddie, ce dernier n’a de cesse de leur échapper. Cet homme de rien bouscule son environnement (la fille de Lancaster fait mine de le mépriser alors qu’elle le désire, sa femme est sans doute jalouse de la relation qui les unit, de même pour son fils). En perdant Freddie, Lancaster rencontre peut-être bien son plus grand échec. C’est la preuve que ses thérapies ne fonctionnent pas, c’est l’assurance que celui à qui il voulait tout apprendre ne prendra jamais la relève et n’en retiendra peut-être rien.
A la foi se mêle l’animalité. Une animalité qui débecte Lancaster Dodd mais qui traverse de toute part Freddie, auto-destructeur aux penchants alcooliques et sujet à des pulsions sexuelles qu’il peine souvent à canaliser. Dans une atmosphère faussement calme et ensoleillée, la noirceur des âmes plane et les débordements sont légion.
Grand film, assez abstrait et ouvert pour qu’on s’y projette, subtil et d’une finesse d’écriture et d’interprétation rare, The master n’est sans doute pas une œuvre facile. Elle est en tout cas passionnante de bout en bout et laisse une trace.
Film sorti en 2013 et disponible en VOD