CINEMA

UNE FEMME DOUCE de Robert Bresson : seuls à deux

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Paris, années 1960. Une écharpe vole dans les airs et finit par se poser près d’une femme qui vient de se jeter de son balcon. Son mari, Luc (Guy Frangin), en plein deuil, revient, en présence de sa bonne, sur leur histoire, tentant de comprendre ce qui lui échappe.

Il avait rencontré cette belle jeune femme un jour dans son magasin où il exerce comme usurier. Elle venait revendre le peu dont elle disposait, il a eu envie de la « sauver », lui offrir le bonheur, une situation. Méprisant l’argent et le travail de cet homme, qui en un sens consiste à tirer profit du malheur des gens, elle a pourtant accepté sa demande en mariage. Ils ont vécu des jours heureux, complices, sans qu’il n’ait pourtant jamais la certitude qu’elle l’aimait avec la même intensité que la sienne.

Puis sont survenus les désaccords, la jalousie. Parfois, elle disparaissait, semblait suivre des hommes. Les non-dits, le mystère, l’insolence du silence, ont fini par le rendre fou. Un soir, il l’a retrouvée dans une voiture avec un inconnu alors qu’elle refusait ses avances. Mais rien que le fait d’avoir été surprise l’humiliait. Il installa un autre lit dans la chambre pour la punir. Elle succomba à la dépression. Il espérait pouvoir repartir à zéro. Mais n’était-ce pas trop tard ? Cette histoire n’était-elle pas condamnée dès le départ ?

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Adaptation libre d’une nouvelle de Dostoïevski, Une femme douce marque la première apparition de Dominique Sanda sur grand écran et est également le premier long-métrage en couleurs de Robert Bresson. C’est l’histoire d’un homme ordinaire, qui a réussi à rebondir après d’énigmatiques déconvenues au début de sa vie professionnelle, à la vie normée, austère, qui se retrouve ivre d’amour puis impuissant face au mystère d’une femme. Le personnage interprété par Dominique Sanda, dont le prénom n’est jamais dévoilé, est en effet une véritable énigme. Elle a la beauté et la pureté de la jeunesse, parle peu mais bien, est à la fois discrète et passionnée, secrète, insaisissable. Sur son visage se lit une tristesse évidente. Elle est pauvre, éprise de liberté, de livres, de disques, d’art. Elle laisse Luc lui mettre la bague au doigt, lui qui lui promet de la rendre heureuse alors qu’elle n’y croit qu’à moitié.

C’est un couple qui a envie de s’aimer mais qui n’y arrive pas. Les premiers instants sont bien chargés d’espoir, de quelques sourires partagés. Mais très vite la réalité les rattrape : ils ne regardent jamais vers la même direction. Il ne s’intéresse qu’à moitié ou ne comprend pas ce qui la passionne, il l’engage dans son petit magasin où défile la misère humaine et s’énerve quand elle échange contre de jolies sommes des objets sans valeur, par compassion. Il veut un bonheur simple, un capital, une vie de couple bien réglée, propre. Elle n’est que complexité et doutes. Alors qu’ils vont un soir au cinéma, se déclenche ce qui sonnera comme la fin de leur duo. Elle est étrangement attirée par un autre spectateur qu’elle ne peut s’empêcher de regarder, d’aguicher discrètement. A la sortie, prise de remords, coupable de ses pensées, elle se jette dans les bras de Luc. Mais par la suite, elle s’absente, sans qu’il sache où elle aille, refusant de se justifier. L’absence d’explications, le silence, deviennent de véritables poisons. Le mari et l’épouse s’adonnent alors à une chorégraphie sinistre, vivent ensemble sans ne plus se dire un mot, intériorisant leur haine de l’autre et d’eux-mêmes. C’est une évidence pour lui : il n’arrive pas à faire son bonheur. Elle pourrait même songer à le tuer. Mais il refuse de la laisser partir, essaie au contraire de la punir comme une enfant, de l’enfermer, étouffant peu à peu en elle tout ce qui l’amenait à se sentir vivante.

Les regards que lancent Dominique Sanda dans ce film font partie de ces instants, ces images de cinéma que l’on oublie pas. Et à chaque fois que sa bouche laisse s’échapper quelques mots, c’est pour susciter le frisson. Son personnage, abstrait et d’une infinie mélancolie, renvoie à une jeunesse égarée, à une réflexion amère sur la condition de la femme. En quelque sorte, Luc « achète » cette belle jeune fille en lui offrant le confort bourgeois. Mais elle n’est pas un objet, il ne peut totalement la posséder, la contrôler. Elle lui échappera jusqu’au bout. La mise en scène rend palpable l’asphyxie qui gagne les deux protagonistes, la sensation d’enfermement, de tourner en rond. Et la force du film est de permettre l’empathie, d’amener à comprendre et ressentir avec beaucoup de subtilité le désespoir du mari et de l’épouse, rendant leurs rapports de force, entre froideur et vulnérabilité, particulièrement intenses.

Film sorti en 1969 

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3