CINEMA
MIDSOMMAR d’Ari Aster : terreur en plein jour
Après le barré et réussi Hérédité, le réalisateur Ari Aster confirme tous les bons espoirs placés en lui avec son second long-métrage, Midsommar. Une lente dérive vers la folie et la mort, le tout en plein jour. Maîtrisé et traumatisant.
Dès les premières scènes, le malaise est de mise. L’héroïne, Dani (Florence Pugh), est complètement angoissée après avoir reçu un mail de sa soeur bipolaire qui lui écrit qu’elle va s’en aller et « emporter avec elle » ses parents. Dani redoute le pire, appelle ses parents qui ne décrochent pas puis se décide à appeler Christian (Jack Reynor) son petit ami depuis bientôt 4 ans. Leur relation n’est pas au beau fixe et Dani prend des pincettes : elle ne veut pas être un poids pour lui et masque autant qu’elle le peut la peur qui l’anime. Christian la rassure et lui balance un « je t’aime » à moitié volé. Le garçon la soutient par sens du devoir mais la vérité est qu’il hésite depuis un moment à rompre avec elle. Ses amis, Mark (Will Poulter), Josh (William Jackson Harper) et le suédois Pelle (Villhelm Blomgren) l’encouragent à se débarrasser de cette fille avec qui il n’est pas épanoui sexuellement et qui le prend pour son thérapeute. Mais alors que Dani est touchée par l’horrible tragédie qu’elle redoutait, Christian se sent bien obligé de rester à ses côtés.
Peu de temps après avoir été foudroyée par un drame familial difficilement surmontable, Dani s’accroche à son copain même si elle n’ose s’exprimer pleinement. Elle a peur en permanence qu’il l’abandonne et elle se sent à l’évidence trop faible pour tenir debout toute seule. Au détour d’une conversation, elle apprend que celui-ci a prévu de partir en vacances en Suède avec ses amis pour le « Midsommar », un solstice d’été dans une communauté isolée de la Suède où Pelle a sa famille. Contrariée que Christian ne lui en ait pas parlé, Dani partage avec lui son malaise et ce dernier, peinant à se justifier, finit par l’inviter.
Arrivés sur place, Christian, Dani, Mark et Josh s’en remettent à Pelle qui leur fait découvrir sa famille et sa communauté. Ils vont participer à 9 journées de festivités et de rituels. Josh et Christian se passionnent rapidement pour cette autre culture, très exotique, comme d’un autre temps, qui se présente à eux avec à la clé du folklore, des légendes et des rites surprenants. Dans ce coin isolé, le jour ne s’arrête jamais, faisant facilement perdre la notion du temps. Et à peine sont-ils sur place que les visiteurs (qui détonnent des autres membres car ils ne portent pas le costume traditionnel de la communauté) se voient offrir des champignons hallucinogènes. Si dans un premier temps le dépaysement laisse place à la curiosité et l’émerveillement, petit à petit le choc radical des cultures instaure tension et terreur.
Midsommar fait un effet peu commun car il appartient à ces oeuvres hypnotiques et dérangeantes à la fois, comme un appel terriblement irrésistible vers sa propre perte. On devine très rapidement que les étrangers invités ne sont pas là par hasard et qu’un bien triste sort les attend. Mais, un peu comme eux finalement, on reste là à regarder ce qui se passe en redoutant le pire, figés. Le film matérialise cette sensation perturbante de se retrouver dans un endroit isolé de tout, avec une majorité d’inconnus, au coeur d’une autre civilisation et culture, en sous-effectif. Les gens sont différents, parlent entre eux une langue que l’on ne comprend pas, s’adonnent à des rituels qui nous échappent, ne vivent pas et ne ressentent pas les choses comme nous. C’est possiblement fascinant et c’est aussi inquiétant. On cherche à s’intégrer, à bien faire, on ne veut pas déranger. Par politesse, on accepte quelques bizarreries, on se plie à certains rites, on s’abandonne en quelque sorte. Mais quand le choc des cultures devient vraiment trop fort, touchant des convictions profondes, éveillant les peurs et angoisses les plus intenses, l’envie de crier et fuir est là. Mais encore une fois, l’infériorité numérique, l’isolement, l’impression de ne pouvoir s’échapper brouillent les pistes. Certains paniquent en réalisant qu’ils n’ont plus le contrôle de rien. D’autres refusent de voir les signes qui pointent qu’à l’évidence tout part en vrille. Et enfin il y a ceux qui avancent vers leur perte, comme hypnotisés.
Au choc des cultures et des croyances s’oppose le choc silencieux et vénéneux d’un lien brisé entre un homme et une femme, – Christian et Dani en l’occurence. Touchée par la pire des tragédies, la jeune femme s’accroche à un garçon qui n’a ni les sentiments ni les épaules pour la soutenir. Dani sait au fond d’elle que Christian n’est pas « sa famille », « sa maison », mais c’est la seule personne qu’elle aime et qu’il lui reste. Au fil des jours, ce rapport instable et pernicieusement toxique entre eux va se transformer alors que la réalité va se dissoudre et se transformer.
Les personnages et le spectateur avancent vers l’inéluctable. La beauté s’allie au morbide. La raison telle que nous la connaissons n’a subitement plus lieu d’être. Une réalité en remplace une autre. Les sortilèges et substances poussant à l’hallucination et l’altération de soi s’infiltrent progressivement. Et les rapports de force s’inversent. Les touristes américains pris en charge par des hippies d’un autre temps, pensant s’approprier et exploiter leur histoire, se retrouvent prisonniers et soumis. La jeune femme blessée et dépendante, qui n’a au final plus grand chose à perdre, se révèle logiquement celle qui se laisse le plus dériver vers un cercle infernal et coloré. Dani entre, littéralement, dans une danse et une transe avec la mort.
Face à l’écran, on devine facilement le pire qui peut survenir mais les enjeux classiques et habituels n’ont ici finalement plus vraiment d’importance. Ari Aster nous emmène complètement ailleurs, à un autre niveau de cinéma et d’art, en jouant avec nos émotions et sensations pour nous terroriser lentement mais sûrement. Car au final l’horreur et la mort ne sont jamais pires et douloureuses que lorsqu’elles éclatent à la lumière du jour, au milieu des sourires et de l’insouciance. Comme un poison sucré. Avec ses rites étranges et païens qui jouent sur des perceptions et représentations différentes de la mort et de la sexualité (vers la fin se déploie une des scènes de sexe les plus perchées et perturbantes que le cinéma nous ait offert depuis longtemps), Midsommar s’attaque directement à notre inconscient et nos limites. C’est assurément dérangeant, plein de perversité, de folie, de symboles et les images aptes à hanter longtemps se multiplient.
Perte de soi, abus, manipulation, domination, transe : les émotions s’enchaînent, la folie se libère, le primitif ressort et les êtres sont à tout moment susceptibles de ne plus être que des pantins impuissants face à une force qui les dépasse. Au coeur d’une nature implacable célébrée, l’héroïne fait le deuil de sa famille puis de son amour et assiste, passive puis de plus en plus active et transcendée, à une colossale destruction.
L’ensemble ressemble à un cauchemar parcouru les yeux ouverts, une hallucination qui tourne au bad trip et emporte tout sur son passage. Énorme proposition de cinéma qui fait rire jaune autant qu’elle renverse. Définitivement un des films de 2019 les plus audacieux et aboutis.
Film sorti le 31 juillet 2019