FICTIONS LGBT
L’AMOUR AU TEMPS DE LA GUERRE CIVILE de Rodrigue Jean : explosés
Montréal. Les journées d’Alex (Alexandre Landry) se suivent et se ressemblent : il traine dans les rues, à pied ou en voiture, seul ou accompagné, à la recherche de nouvelles substances. Sa vie ne tourne qu’autour de la défonce. Parfois il parvient à rester dans un appartement mais souvent l’argent finit par manquer et il se retrouve expulsé. Il squatte alors chez des amis ou des rencontres de hasard, passe une nuit sur le fauteuil d’une salle d’attente d’hôpital… Au milieu du chaos, l’espoir d’un ailleurs se fait tout de même sentir. Alex voit de temps en temps Bruno (Jean-Simon Leduc) avec qui il se drogue et fait l’amour. Parfois il semble espérer une histoire d’amour. Mais Bruno l’apprécie-t-il vraiment ou n’est-il là que pour consommer avec lui ? Entre répétition, vagabondage, menaces et prostitution, le quotidien brut d’un garçon dans l’errance la plus totale.
Le documentaire Hommes à louer (Men for sale) a à coup sûr marqué tous ceux qui ont eu l’occasion de le voir. D’une infinie tristesse et sensibilité, le projet marquait l’énorme talent du réalisateur Rodrigue Jean pour traiter de façon frontale le sujet difficile de la prostitution masculine, évitant les clichés, ne prenant jamais parti. On retrouve toute sa patte de cinéaste dans L’amour au temps de la guerre civile. Cette fois, Rodrigue Jean nous propulse plus en profondeur dans l’univers de l’addiction à travers son portrait d’un jeune gay drogué. Alex est beau comme un coeur mais il ne s’en rend même pas compte, absorbé par sa quête perpétuelle de dope. Rien ne le relie à l’extérieur : on ne voit jamais un membre de sa famille un ou une amie qui pourrait être clean. Il a coupé tout lien social, ne travaille pas, ne fréquente que d’autres addicts.
Ce qui se passe à l’écran est à la fois très dur et captivant. Rodrigue Jean dépeint avec une précision documentaire (alors que ce film-ci est bien une fiction) le quotidien mécanique d’un jeune drogué en en montrant l’atrocité et l’infinie tristesse . Le film dispose d’une mise en scène sublime, jamais trop esthétisante, mettant magnifiquement en lumière la beauté d’une certaine jeunesse sacrifiée. Alex et ses compagnons d’infortune donnent l’impression de réduire leur existence à une errance quasi animale (les seules préoccupations sont de trouver de quoi se défoncer, manger, trouver un peu d’argent, un toit pour dormir).
Les jours s’enchaînent, les lieux changent, les rôles s’inversent. Les consommateurs de came sont aussi des dealeurs occasionnels, on paie un prostitué pour tromper la solitude avant de se marchander soi-même… Alex avance sans jamais savoir de quoi le lendemain sera fait. Les amitiés se font et se font défont, il n’y a pas de place pour les habitudes. Malgré des situations de vie difficiles, tous les addicts sont ici montrés comme fatalement résignés. Ils ne cherchent plus à s’en sortir, ils ne vivent plus que par et pour leurs pulsions, provoquant par moments des situations complètement immorales (comme lorsque pour trouver de l’argent s’organise une passe franchement atroce…). Malgré le sordide sous-jacent, les mines de morts vivants des différents protagonistes, L’amour au temps de la guerre civile ne manque pas de lumière, de vie, de sensualité. Rodrigue Jean signe en effet un film très charnel. On devine qu’Alex reste encore animé par la quête de l’amour. Mais comment peut-on bâtir une relation un minimum fiable, saine, quand on se laisse submerger par les addictions ?
Le film compte peu de dialogues, joue la carte de l’expérience physique et sensorielle. On avance aux côtés d’Alex, comme un enfant apeuré, dans le brouillard. Aux moments de complicité, de partages, s’opposent toute la cruauté des rapports humains et du monde. L’amour au temps de la guerre civile subjugue, bouscule, obsède comme un poème mélancolique. Un instantané d’une jeunesse brûlée qui ne s’oublie pas de sitôt.
Film produit en 2015 et disponible sur la plateforme de Films LGBT Queerscreen