CINEMA
THE NEON DEMON de Nicolas Winding Refn : victime de la mode
Jesse (Elle Fanning), jeune fille encore mineure, débarque à Los Angeles pour tenter de devenir mannequin. Un garçon photographe avec qui elle flirte, Dean (Karl Glusman), l’aide à faire un premier book. A l’issue du shooting, Jesse fait la connaissance d’une maquilleuse, Ruby (Jena Malone), qui voit en elle un fort potentiel tout en étant instantanément attirée par sa pureté et sa beauté naturelle. Quelques jours plus tard, l’agent Roberta Hoffman (Christina Hendricks) lui propose de lui donner sa chance tout en trafiquant son âge.
Telle une brebis propulsée dans un univers bourré de loups, la petite nouvelle ne laisse personne indifférent. Elle a ce truc en plus qui fait craquer les plus grands photographes et inspire la méfiance des autres modèles qui la considèrent d’emblée comme une rivale. Naviguant avec une relative insouciance dans un milieu factice à la cruauté sans limite, Jesse avance de façon spectaculaire, se prédestinant à être l’une des nouvelles sensations de la mode. Alors que tout le monde en a après elle, l’envie, la jalouse, la déteste, elle reste impassible. Derrière le glam des magazines, l’enfer est sous ses pieds…
Si jusqu’ici Nicolas Winding Refn avait plutôt marqué les esprits avec des films à l’essence masculine, il change complètement d’univers avec The Neon Demon en nous catapultant dans un monde de femmes et de fétichismes aussi bizarres qu’enfouis. Ses obsessions restent les mêmes et sa mise en scène continue d’enivrer jusqu’à l’étourdissement. Le réalisateur s’approprie le langage de la mode, des magazines, des clips et spots publicitaires pour les pervertir avec son propre style. C’est sexy, branché, l’ensemble baigne dans une musique électro charnelle signée Cliff Martinez mais dès les premières séquences le spectateur sent le malaise, la perversion qui n’est jamais loin. A peine son premier shooting avec son aspirant boyfriend lancé, Jesse se prête à des poses macabres et est observée avec un regard vampirique affamé par celui qui la « shoote ». Chaque « clic » de l’appareil est comme une balle tirée sur elle, lui volant un peu de sa beauté.
Tout n’est qu’apparences dans ce nouveau long-métrage où l’on suit l’héroïne, petite princesse avançant dans un royaume luxueux et hypnotique. Obsession du beau, de la perfection, compétition : les autres mannequins, plus expérimentées, apparaissent d’office comme des monstres. Elles ont besoin d’être admirées, besoin d’être choisies, et pour cela elles sont prêtes à tout : se charcuter elles-mêmes ou envisager de détruire les autres. Afin de rendre part du caractère hautement asphyxiant, destructeur, vénéneux de la mode, Nicolas Winding Refn y insuffle petit à petit des éléments fantastiques, surréalistes. On se perd dans un monde déconnecté de tout avec ses propres règles et sa sauvagerie. Le cinéaste livre ici une oeuvre dans la droite lignée de Only God Forgives : peu de mots, l’accent mis sur l’atmosphère pour un trip esthétique et abstrait qui génère des sensations très physiques. Le projet est ambitieux et ne pouvait être que porté par un réalisateur semi-mégalo qui n’aurait peur de rien. Chaque scène est l’occasion de proposer un tableau visuellement intense, fort, ambigu, dérangeant. The Neon Demon ne cherche jamais à plaire, il tranche, continuellement, casse les codes de la narration, oscille en permanence entre bon et mauvais goût, papier glacé et glauque, réalité, mythe et pur fantasme.
La vaste maison de poupée que représente l’industrie de la mode est ici le théâtre des pires vanités. La quête perpétuelle de perfection, de jeunesse éternelle, de renouveau, transforment les jeunes femmes en hyènes impitoyables, en vampires en quête de sang de vierge. Winding Refn montre à la fois la grâce d’une séance photo et son érotisme foudroyant lorsqu’un photographe lance une muse et le caractère irréel, hautement transcendant et dangereux qui va avec. Chaque cliché photographique, chaque retentissement, s’apparente à un coup de boutoir. C’est peu dire qu’Elle Fanning est parfaite pour le rôle : elle-même égérie mode, moue de gamine et air insondable. Elle n’est pas réelle, elle n’est pas de ce monde. Un mystère total, une sorte de froideur naturelle et malgré tout le regard juvénile de la proie. Le personnage de Jesse, qu’elle campe avec une langueur et une sensualité renversantes, rend dingue tous les autres protagonistes sans exception. Elle sait ce qu’elle vaut, elle connait ses armes, elle ne ment pas, ne triche pas et tout lui sourit. Elle se laisse modeler, se transforme, s’abandonne mais n’autorise personne pour autant à lui marcher sur les pieds. Jesse est comme une princesse attirée par la lumière mais qui marche d’un pas assuré et irrésistible vers les ténèbres.
Magnétique à souhait, primitif, The Neon Demon ne cesse jamais de troubler ou d’étonner. Un concentré de cinéma, une claque esthétique qui se caractérise par son absence totale d’inhibitions. Quitte à flirter momentanément avec l’auto-parodie ou le grotesque, Nicolas Winding Refn y va à fond ! Cette foi totale en ses moyens, la toute puissance presque inquiétante de ses images, font que The Neon Demon fonctionne comme un somptueux cauchemar apte à attiser les réactions les plus vives. On adore.
Film sorti en 2016. Disponible en DVD et VOD