CINEMA
CE MONDE À PART de Vincent Sherman : se faire un nom
Kate Judson (Diane Brewster) se marie avec un Lawrence, un des « noms » prestigieux de Philadelphie. Mais lors de leur nuit de noce, l’époux craque et lui affirme qu’il ne pourra jamais l’aimer (le mariage a été arrangé pour qu’il fasse à Kate un enfant mais visiblement l’homme est homosexuel). Il s’enfuit et Kate va trouver du réconfort chez Mike Flanagan (Brian Keith), l’homme qu’elle aurait probablement épousé si elle n’était pas obstinée à vouloir d’un enfant qui évoluerait dans la bonne société. Après avoir couché avec Mike, Kate retourne chez elle. On lui apprend que M. Lawrence est mort d’un accident de la route. Quelques mois plus tard, la femme est enceinte. Sa belle-mère vient la voir, et lui fait savoir qu’elle pense que le bébé n’est pas un vrai Lawrence. Elles trouvent un terrain d’arrangement : Kate ne révèlera jamais le secret de son défunt mari, ne demandera pas d’argent, mais gardera son prestigieux nom pour offrir à son fils une chance de se frayer une place dans la bonne société. Parallèlement, Kate fait savoir à Mike qu’ils ne pourront jamais être ensemble.
Les années passent et le fils pour lequel elle a tout sacrifié, Anthony Judson Lawrence (Paul Newman) est désormais un jeune homme brillant, sûr de lui, ambitionnant de devenir avocat. Pour ses vacances, il revient à Philadelphie où il donne un coup de main sur ses chantiers à son « oncle Mike ». Tony n’a pas nécessairement de grandes ambitions mais est constamment poussé par sa mère qui ne cesse de lui répéter qu’il doit entretenir son réseau. Mais mis à part son ami de la haute Chet (Robert Vaughn), issu d’une grande famille mais passant son temps à boire, il ne connaît pas grand monde. Par hasard, Tony croise le chemin de Joan Dickinson (Barbara Rush). La jeune femme craque pour son assurance et son intégrité. Bien qu’elle soit à priori promise au riche Carter Henry, ce dernier part pour l’été et Joan en profite pour passer beaucoup de temps avec Tony. Ils tombent amoureux et décident de se marier. Mais le père de Joan, un grand avocat, demande avant de les laisser filer à s’entretenir avec Tony. Il lui conseille d’attendre l’année suivante pour le mariage et en échange lui propose d’être son tuteur et de lui garantir une place dans sa prestigieuse étude. Tony accepte, fou de joie. Joan est pour sa part déçue, d’autant plus que son père lui raconte des mensonges. Il veut à l’évidence la tenir à distance de Tony, brillant étudiant, mais encore sans le sou.
L’année suivante, Tony apprend que Joan se marie avec Carter Henry. Cette première grande désillusion sera pour lui une leçon. Dévasté, il se ressaisit vite et met au placard sa naïveté. Il va tout faire désormais pour entrer dans la cour des grands. Il vole un stage à un ami, manipule la femme de son supérieur, obtient un poste de spécialiste des impôts dans son étude. Mais il n’a pas le temps de commencer à travailler qu’il se voit envoyé faire la guerre en Corée. Durant la guerre, son ami Chet perd un bras et Carter, le mari de Joan, se fait tuer. Tony, lui, rentre en héros. Et par un grand coup de chance, il passe du statut de jeune associé sous-estimé à celui d’avocat courtisé en piquant une des plus grandes clientes à M. Dickinson. Avec le temps, Tony finit par avoir tout ce qu’il aurait pu espérer : une grande carrière d’avocat, une situation en or, le respect, une mère fière de lui. Il récupère même Joan.
Mais quand un jour, son vieil ami Chet débarque , lui demandant de le représenter dans une sombre affaire de meurtre, Tony voit son confort bousculé. S’il accepte de représenter son ami, il devra peut-être mettre en péril des clients à lui, fortunés, impliqués dans l’affaire. Et mettre aussi en cause sa propre situation…
Adaptation du roman de Richard Powell (The Philadelphian), Ce monde à part (The young Philadelphians en VO) est étrangement un film peu connu de Paul Newman. Etrangement car nous sommes là devant un véritable chef d’oeuvre et un des plus beaux rôles de l’acteur. Ce long-métrage nous plonge dans la jungle de Philadelphie où les plus riches et puissants sont prêts à tout pour étouffer un scandale, garder leur prestige. Qu’on se le dise : pas d’ascenseur social pour les braves gens. Kate Judson, la mère de Tony, l’avait bien compris et c’est pour cela qu’elle a mis sa vie entre parenthèses pour permettre à son enfant d’avoir une belle vie. Mais Kate n’a-t-elle pas fait fausse route dès le départ ? Epousant un Lawrence par intérêt plutôt que Mike, dont elle était vraiment éprise ? On le voit bien au début du film : si sa mère n’était pas derrière lui, Tony se satisferait très bien d’une existence « normale », aidant Mike sur ses chantiers. Mais il laisse progressivement les obsessions de sa génitrice déteindre sur lui. Dans le Philadelphie de la haute, les mariages sont des unions d’argent, ceux qui font tâche sont discrètement éjectés. C’est le cas du pauvre Chet, issu d’une grande famille mais à qui on a refusé un mariage d’amour. Désespéré, il trompe son malaise dans l’alcool, creusant de plus en plus sa propre tombe. Joan espère que son père fortuné la laissera s’unir avec Tony, mais il n’en sera rien et elle ne s’en doutera même pas, le paternel montant habilement les deux amoureux l’un contre l’autre.
A l’ouverture du film, en voix off, Tony nous dit que ce sont les actes qui définissent nos vies. Mais pas seulement. Il souligne qu’avant même d’être né, sa mère avait décidé de son avenir pour lui. Des gens modestes aux riches, l’obsession reste la même : le nom, la réputation, la fortune. Après que Joan lui ait brisé le cœur, Tony décide de se battre, devenant un jeune loup arriviste. Séducteur et manipulateur, il parvient à ses fins. Il faudra que resurgisse Chet pour qu’il retrouve son intégrité. Chet lui fera en effet ouvrir les yeux sur ces riches clients avec qui il collabore. Et involontairement, l’affaire de Chet amènera la mère de Tony à lui avouer ses réelles origines…
Comment survivre dans un monde aussi hostile ? Tony va-t-il pouvoir finalement suivre son cœur, ce qui lui semble juste ? Pas évident quand ses engagements vont pouvoir faire du tort à ses proches…La volonté de « devenir quelqu’un », l’amour et les convenances, le monde fermé des privilégiés : Ce monde à part aborde des thèmes forts et intemporels et passionne de bout en bout, porté par la grâce de ses acteurs au service de personnages complexes, ambivalents. Une grande saga pleine de souffle à (re)découvrir d’urgence.
Film sorti en 1959. Disponible en DVD