FICTIONS LGBT
LE GÉNIE DU MAL de Richard Fleischer : crime et possession
1924, Chicago. Judd (Dean Stockwell), brillant garçon de bonne famille à l’avenir plus que prometteur, n’a qu’un seul ami, Arthur Strauss (Bradford Dillman). Ce dernier est un peu tout ce que Judd n’est pas : populaire, plein d’assurance et de charisme. Fasciné, le jeune homme taciturne se plaît à se laisser entraîner par Artie dans ses réflexions déjantées. Il a envie de « lui obéir » et ainsi le laisse-t-il le manipuler, jouer avec ses nerfs et prendre des risques considérables.
Les deux enfants gâtés décident pour s’amuser et défier l’ordre moral de commettre un crime sans mobile. Ils kidnappent et assassinent un petit garçon choisi au hasard. Si ce jeu sadique amuse Arthur, Judd est particulièrement nerveux. Les choses se corsent quand la police et la presse se mettent en tête de résoudre le mystérieux crime. Une paire de lunettes a été retrouvée et elle appartient à Judd… Petit à petit les deux criminels inconscients de la gravité de leur acte sont rattrapés par leurs erreurs…
Adaptation d’un roman de Meyer Levin, lui-même tiré d’un fait divers, Le génie du mal (Compulsion en VO) fait penser à La Corde de Hitchcock ou encore au plus récent Swoon de Tom Kalin. Soit deux garçons appartenant à une certaine jeunesse dorée qui pour se divertir décident de commettre un meurtre de hasard.
Dès les premières séquences, Arthur et Judd sont montrés comme deux gosses totalement inconscients de la gravité de leurs actes. Le meurtre est un jeu, une expérience vouée à établir leur statut d’homme, confirmer leur domination sur le reste du monde. Les deux amis sont pourtant très différents et leur lien est on ne peut plus malsain, basé sur un rapport de domination/soumission consenti. Judd est un beau garçon mais ne le sait pas, est fragile, manque d’assurance, est comme un enfant apeuré. Il est évident qu’il brûle de désir pour son meilleur ami Arthur, auquel il voue une admiration aveugle. Mais dans les années 1920, c’est peu dire qu’il n’est pas aisé d’oser affirmer un désir homosexuel… La seule façon pour Judd de vivre cet amour, cette relation faite de non-dits, est de se soumettre psychologiquement à son camarade. Ainsi lui demande-t-il au début du métrage de lui donner des ordres, qu’il tentera d’exécuter en combattant ses peurs. Obéir à Arthur, c’est une façon pour lui de le laisser le posséder, de le prendre par le mental à défaut d’une concrétisation physique. Conscient de l’inclination qu’il a pour lui, Arthur est volontairement ambigu, pervers. Si lui est assurément sadique et capable du pire sans état d’âme, Judd sait encore distinguer le Bien du Mal et a plus de difficulté à commettre l’irréparable. Il a pourtant envie d’y parvenir pour contenter, rendre fier de lui, l’objet de son désir refoulé. Ainsi essaiera-t-il de tuer, de renverser un passant ou de violer et exécuter une douce copine de classe…
On peut distinguer trois parties dans le film. Une première qui se concentre sur l’amitié malsaine et ambiguë entre Artie et Judd (indiscutablement la meilleure, baignée de tension et de perversité), une deuxième qui montre les deux anti-héros alors qu’ils sont sur le point d’être découverts (Judd panique, Arthur s’amuse à faire mine de sympathiser et collaborer avec la police), et une troisième où l’on suit le procès des deux amis se retrouvant accusés et risquant d’être exécutés. Ce dernier segment, qui marque l’entrée en scène de Orson Welles dans le rôle d’un avocat humaniste et combattant la peine de mort, est un peu moins convaincant, plus convenu, même s’il faut saluer l’audace et la folie du scénario qui jusqu’au bout ne cherche pas à excuser ses deux protagonistes principaux. En effet, jusqu’à la dernière seconde, ils resteront fidèles à leurs idées dangereuses, savourant le procès comme une pièce de théâtre, une nouvelle expérience divertissante.
Le génie du mal entend avant tout livrer une réflexion sur le Bien, le Mal et la justice. Le Mal se propage si facilement, par frustration ou par colère. L’intelligence est bien sûr de ne pas répondre à la violence par la violence, à la folie par la bêtise. Emblématique est le second rôle de Ruth, victime d’une agression de Judd qui dit avoir de la tristesse, de la tendresse, pour ce dernier malgré le crime qu’il a commis. Ce désir de compréhension, de pardon, est glorifié même si les deux meurtriers feront le choix de ne pas se repentir ou de se victimiser. L’avocat campé par Orson Welles tient également à défendre les riches comme les pauvres, pointant du doigt le fait que les jeunes privilégiés peuvent être tout aussi à plaindre, car s’ils disposent d’une meilleure éducation et du confort, ils n’en sont pas moins souvent livrés à eux-mêmes. Les parents d’ Arthur n’ont pas voulu voir que derrière ses excès d’assurance se cachaient des tendances extrêmement sadiques et schizophrènes, la famille de Judd avait senti chez lui une faiblesse dévorante sans parvenir vraiment à lui venir en aide…
Même si la fin est un peu simpliste, la mise en scène de ce film ambitieux et noir de Richard Fleischer ne manque ni d’élégance ni de panache. Et la tension sexuelle rentrée de la première partie ainsi que les jeux pervers entre les deux meilleurs amis marquent durablement.
Film sorti en 1959. Disponible en DVD