FICTIONS LGBT
CRÉATURES CÉLESTES de Peter Jackson : à la folie
Nouvelle-Zélande, début des années 1950. Pauline dite « Paul » (Melanie Lynskey) est une jeune adolescente sans histoire et sans réels amis. Elle mène une vie calme dans sa famille modeste qui loue des chambres à divers pensionnaires. Sa vie bascule quand arrive dans sa classe Juliet (Kate Winslet), belle jeune fille de bonne famille, dont le père est recteur. Cette dernière se fait de suite remarquer par sa folie douce et son insolence. Elles deviennent très rapidement amies.
Une amitié fusionnelle, passionnelle, qui finit peu à peu par dépasser les parents des deux ados. Ensemble, Paul et Juliet se créent un monde à elles, voyageant par la pensée dans ce qu’elles appellent « la Quatrième Dimension », confondant de plus en plus le réel avec l’imaginaire où elles seraient des femmes adultes au cœur d’un palais plein d’intrigues. Pour Paul, c’est l’occasion de s’affirmer: elle trouve pour la première fois une amie, une âme sœur. Juliet oublie pour sa part à ses côtés le manque d’attention à son égard de ses parents dont elle a terriblement souffert dans son enfance et qui continue à lui causer beaucoup de tristesse (lorsqu’elle est touchée par la tuberculose, ses parents la délaissent et elle n’a que les lettres de Paul pour se consoler).
Peu à peu, les deux amies fuient ensemble vers une folie préoccupante. Leur débordement d’enthousiasme ressemble de plus en plus à une forme de démence, leur lien tendre se mue en un amour exclusif et déraisonné qui inquiète. Quand les deux familles se mettent à craindre que leurs filles soient homosexuelles et se décident à les séparer, ils déclenchent une véritable tornade. Juliet et Paul sont bien décidées à ne laisser personne les séparer. Et pour cela, elles seront prêtes à tout, y compris le pire…
Adaptation à l’écran d’un sordide fait divers, Créatures Célestes (Heavenly Creatures en VO) propose, avec beaucoup de souffle, d’originalité et de personnalité, le récit d’une amitié amoureuse, de l’affection à l’obsession. C’est tout d’abord le portrait de deux filles fragiles, ayant été touchées par la maladie alors qu’elles étaient très jeunes. Deux filles qui ont souffert de solitude et qui trouvent enfin quelqu’un avec qui partager les mêmes passions, une personne avec qui s’enfuir dans un monde propre.
Mais à l’adolescence, la passion a vite fait de flirter avec la folie. Juliet et Paul s’aiment de façon inconditionnelle et irraisonnée, excessive. Elles rient aux éclats, pensent comme une seule et même personne. Ce qui est au départ très beau et intense devient peu à peu préoccupant. Peter Jackson parvient très bien à matérialiser l’excitation du sentiment « amicalo-amoureux ». Même si parfois sa mise en scène donne un peu mal à la tête (la caméra tourne dans tous les sens, jusqu’à donner le vertige, la nausée) elle nous permet d’être physiquement avec les jeunes héroïnes, de ressentir leur fusion, leur abandon de l’une à l’autre. Le réalisateur restitue également leurs errances imaginaires, mettant en images l’univers mental dans lequel elles s’échappent. Si ces mondes rêvés, entre pâte à modeler et images de synthèse, paraissent des années plus tard un peu datées et moins fascinantes, elles permettent de rester toujours accroché aux personnages.
Qui n’a jamais eu un ou une amie avec qui les liens étaient ambigus ? Créatures célestes évoque cela, avec beaucoup d’intensité, ainsi que la relation conflictuelle aux parents. Cela se traduit notamment par le personnage de Paul, qui subitement se coupe de sa famille, passe de l’amour à la haine. Mais sa crise d’ado dépassera les bornes, la faisant tomber dans une folie grandissante. Les deux amies perdent pied à force de se voir, de jouer, de se faire passer pour des êtres différents, sublimés. Tout devient plus fort, plus violent. Incapables de prendre du recul, dépendantes l’une de l’autre comme elles le seraient d’une drogue dure, Juliet et Paul vont se mettre en danger et devenir une menace pour leurs proches et pour elles-mêmes.
En filigrane, le film dresse le portrait d’une famille en plein délitement, au cœur des années 1950. Les parents sont égoïstes ou absents, veulent donner l’exemple alors qu’ils ont commis ou commettent eux-mêmes des faux pas. Si la famille bourgeoise et hypocrite de Juliet révèle peu à peu ses failles, celle de Paul, plus modeste, sera la victime de cette histoire belle et candide se muant en tétanisant fait divers.
Il émane de Créatures Célestes un sentiment étrange, une atmosphère très particulière. Les deux jeunes interprètes principales (dont Kate Winslet, superbe dans l’un de ses premiers rôles) et la mise en scène survoltée (bien qu’exigeante, parfois fatigante) de Peter Jackson y sont pour beaucoup. Un voyage étourdissant et violent au cœur de la passion adolescente et de la folie.
Film sorti en 1994 et disponible en DVD