CINEMA
LE JARDIN DES DÉLICES de Silvano Agosti : la prison de la vie à deux
Carlo (Maurice Ronet) et Carla (Evelyn Stewart) se marient. Si leurs prénoms sont parfaitement assortis, leur vie de couple se destine-t-elle vraiment à l’épanouissement, le bonheur ? Pas sûr du tout. Carlo n’était pas très enthousiaste à l’idée de se laisser mettre la bague au doigt, de devenir l’homme d’une seule femme, de renoncer à tous les délices féminins de la terre.
Installé dans un bel hôtel, le jeune couple connaît une nuit de noce en apparence « classique » mais qui intérieurement relève de la torture pour Carlo. S’il se félicite d’être finalement parvenu à se marier, à rentrer dans le moule d’une vie à deux, il ne sait pas si il tiendra jusqu’à la fin de sa vie, regrette l’ivresse de son célibat et est hanté par d’obscurs souvenirs d’enfance. Alors qu’il était petit garçon, Carlo reçut une éducation stricte et fut entouré de religieux lui mettant la pression pour rester dans le droit chemin.
Face au poids des règles, l’homme cauchemarde, perd pied entre fantasme et réalité et devient le spectateur de sa propre existence. Le séjour à l’hôtel ne va pas tarder à se muer en une éprouvante descente aux enfers…
Premier long-métrage de Silvano Agosti, cinéaste assez méconnu, clandestin même, Le jardin des délices de par son titre et son introduction se réfère directement à l’œuvre du même nom de Jérome Bosch (qui s’était pour sa part inspiré des récits bibliques avec une certaine audace). Il y a donc l’Homme, la Femme, Carlo et Carla, jeune couple amoureux, qui a connu son Eden mais qui avec le mariage semble se destiner tout droit vers l’enfer. Il faut voir comment le cinéaste filme le mariage, son banquet : des gros plans vertigineux, le faste et la beauté qui ne font déjà plus le poids avec les angoisses d’une vie à deux. Les portes se ferment, l’intimité se partage alors désormais et le film est clair là-dessus : c’est l’horreur ! Tandis que Carla semble heureuse de sa journée, Carlo cogite, cache ses angoisses comme il peut. La peur, l’étouffement d’un avenir fait de concessions, le trainent dans une sombre nuit, une exploration de son passé et une anticipation de son existence qui ne semble pas du tout reluisante.
Maurice Ronet interprète Carlo. L’acteur possède une beauté ordinaire, son visage est changeant, plein de secrets. Carlo est un homme élégant qui affiche encore des émotions d’enfant. Un enfant désormais habité par des désirs naturels mais qui aux yeux de son éducation le corrompent, l’amènent à la culpabilité. Il règne durant tout ce long-métrage sensoriel une incroyable tension sexuelle. Carlo bouillonne de l’intérieur, a des envies d’ailleurs, fixe la poitrine de sa compagne. Plusieurs gros plans flirtent avec un érotisme parfois troublant (un gros plan fétichiste notamment), jamais très loin d’une sexualité qu’on devine contenue, proche de la déviance.
Au huis clos de la chambre (dans laquelle il y a un problème d’eau) se mêlent les souvenirs de Carlo. L’occasion pour Agosti de joindre à son plaidoyer contre la vie à deux une forte critique sur les dérives de l’Eglise, les recoins sombres d’une foi imposée, les tourments que fait naitre la « bonne morale ». La charge anti-cléricale de l’œuvre lui vaudra d’être amputée de plusieurs scènes, la censure fera tout ce qu’il faut pour que le film passe inaperçu. Pour son premier long, le réalisateur n’hésite pas à appuyer là où ça fait mal, à bousculer le spectateur, à le plonger dans les traumatismes étrangement universels d’un homme perdu entre ce qu’il est, ce qu’il s’est imposé d’être et ce qu’il rêverait de devenir.
Tout près de la chambre de Carlo et Carla, il y a une autre femme interprétée par Léa Massari. La femme fantasme qui pousse à l’adultère, mystérieuse et un poil provocante. Carlo cédera dans ses fantasmes, dans la réalité aussi peut-être. Il va peu à peu délaisser ses obligations d’époux, un rôle dont il n’a jamais voulu mais que la société et les circonstances (Carla est enceinte) lui ont imposé. La dernière partie du film montrera Carla souffrante et délaissée. La mort d’un couple, d’une femme. L’enfer à deux.
Avec un noir et blanc sublime, une musique signée Ennio Morricone, un trio d’acteurs dangereusement sensuels, Le jardin des délices est un trip souvent dérangeant, une véritable expérience de cinéma. Tout est suggéré avec beaucoup de subtilité, de quoi offrir à chacun un voyage introspectif et inoubliable. Un diamant noir à savourer.
Film sorti en 1966 et disponible en DVD