FICTIONS LGBT
NEVRLAND de Gregor Schmidinger : labyrinthe gay morbide
Premier long-métrage du réalisateur Gregor Schmidinger, Nevrland est un trip à la lisière de l’expérimental, un voyage au coeur de l’angoisse et des ténèbres, une expérience archi radicale qui ne manquera pas de diviser tout en imposant un regard de cinéaste des plus singuliers.
Vienne. Jakob (Simon Frühwirth), 17 ans, vient d’avoir son diplôme et espère entamer bientôt des études en cosmologie. Cet ado solitaire mène une vie pour le moins sinistre. Il n’a pas d’amis, est très timide voire socialement inadapté. Étrange, mutique, hyper sensible, il a à l’évidence un passif familial lourd : une énigmatique tâche de naissance sur le torse et une mère qui l’a abandonné alors qu’il n’avait que 6 ans. L’ado vit seul avec son père et son grand-père malade avec lesquels la communication est souvent réduite au strict minimum.
En attendant de reprendre ses études, Jakob commence un petit boulot dans un abattoir. La violence du lieu résonne bizarrement avec la violence des images qui le stimulent le soir devant son ordinateur : le garçon est attiré sur les tubes adultes par des contenus violents et dégradants.
Un soir, il clique sur une pub pour un chat webcams. C’est là qu’il tombe sur un inconnu à la beauté renversante : Kristjan (Paul Forman). Ce dernier s’intéresse à lui mais un problème de connexion vient interrompre la discussion. Jakob retourne alors les jours suivants sur le chat dans l’espoir de retrouver cet inconnu à la beauté qui est presque trop parfaite pour être réelle. Il finit par le retrouver et les garçons vont finir par se rencontrer. Mais la rencontre prend place alors que Jakob traverse une période plus chaotique que jamais : sujet à de violentes crises d’angoisse, frappé de plein fouet par un deuil, il se sent complètement mort à l’intérieur. La soirée et la nuit qu’il va passer avec Kristjan pourraient faire l’effet d’une sombre révélation, celle d’un cri violent au coeur du chaos.
Comme dit en intro, Nevrland est un film clivant et clairement pas pour tous. Si tu aimes les films linéaires et que tu n’aimes pas les films expérimentaux dont on ressort sans être certain d’avoir tout compris, si tu n’aimes pas les films qui jouent avec la violence des images et qui embrassent ce qu’il peut y avoir de plus noir dans l’existence : mieux vaut passer ton chemin ce coup-ci. Pour son premier long-métrage, Gregor Schmidinger a fait le choix de l’underground, d’une radicalité comme peu de cinéastes osent encore en proposer (ou peinant tout simplement à trouver les financements pour le faire). Ce trip cauchemardesque détonne, c’est peu de le dire, et c’est ce qui intéressera sans mal une certaine niche de cinéphiles adeptes d’oeuvres qui nous plongent au coeur du chaos.
Nevrland n’est pas parfait : il est, à l’image de son personnage principal, un peu trop replié sur lui-même, difficile à décrypter, infiniment sombre. Mais tout personnellement, c’est un film que j’ai eu envie d’aimer. Pour son audace, son jusqu’au boutisme expérimental et surtout pour sa mise en scène qui est, quoi qu’on en pense, extrêmement forte et maîtrisée. On est forcément tentés de parler de Lynch car Gregor Schmidinger nous propose une sorte de labyrinthe qui nous perd progressivement entre la réalité et le cauchemar. Le cinéaste nous amène à explorer les méandres de l’âme torturée de son ado qui angoisse et souffre tellement qu’il y a tout autour de lui un parfum de mort.
La rigueur formelle joue sur l’aspect clinique, glaciale, se mariant à une techno froide et pulsionnelle. Surgissent fréquemment des flashs, des effets stroboscopiques, comme des electro chocs qui tenteraient de maintenir en vie un pauvre garçon dont l’existence constitue un gouffre absolu. A l’aspect extrêmement morne voire glauque de son quotidien, Jakob oppose un univers fantasmagorique et mental violent, poisseux, cauchemardesque. Tout le film fait l’effet d’une sorte de bad trip, d’agonie.
Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas compté le nombre de fois où j’ai dû tourner la tête tant de nombreuses images sont très dures à regarder (tout ce qui se passe à l’abattoir notamment). Cela ne m’a pas empêché d’être étrangement fasciné par l’ensemble. Car la réalisation de Nevrland est vraiment unique. Si elle repose sur une certaine froideur technique, elle parvient aussi souvent à être très physique. Et avec l’incursion du personnage de Kristjan (dont on ne saura jamais vraiment à quel point il est là ou réel tout simplement), l’ensemble devient hypnotique.
Kristjan (campé par le magnifique Paul Forman), c’est la lueur que Jakob espère au bout du tunnel. Une beauté éclatante et lisse au milieu de la laideur d’une existence brisée depuis trop longtemps. Une forme de douceur et d’apaisement, un autre monde, une chimère. Le personnage apporte une forme de sensualité, de réconfort, d’espoir, même s’il n’est pas complètement idéalisé non plus (il est lui aussi capable d’ambivalence, de violence, de curiosité malsaine). Les passages entre les deux garçons, hors du temps, ponctuent le chemin de croix d’une expérience de cinéma labyrinthique morbide et angoissante.
Gregor Schmidinger mêle ici expérimental, thriller, romance et horreur avec brio. Son Nevrland est unique, aussi dur que marquant. Un beau petit monstre de cinéma qui donne envie d’en voir plus car le talent de réalisateur est ici indiscutable, aussi turbulent et provocant soit-il.
Film sorti en VOD (Universciné) et DVD-Blu-Ray aux éditions Idaho Films