FICTIONS LGBT
TITANE de Julia Ducournau : hybride, monstres, amour
Deuxième long-métrage de Julia Ducournau après le réussi Grave, Titane a été l’événement du Festival de Cannes 2021 où il a provoqué de vives réactions et à l’issue duquel il a remporté la Palme d’Or. Un moment historique puisqu’il s’agit de la première Palme décernée à une réalisatrice française (et seulement la deuxième à une réalisatrice tout court).
Le film s’ouvre sur le personnage d’Alexia enfant. On la sent un peu perturbée et bizarre et elle agace son père (Bertrand Bonello) lors d’un trajet en voiture. Les choses tournent au cauchemar : accident de la route, Alexia est amenée à l’hôpital, dans un état très critique. Elle survit, écope d’une plaque en titane dans le crâne et une grosse cicatrice.
Nous la retrouvons des années plus tard alors qu’elle est devenue une femme d’une vingtaine d’années qui affirme sa singularité (elle brandit fièrement sa cicatrice sur le crâne) et sa féminité (on la voit se produire dans un salon auto bien beauf en mode pin up sans se soucier de l’audience peu évoluée). Quand elle fait le show sur une voiture, elle n’y va pas à moitié mais les apparences sont trompeuses. L’adrénaline que ressent Alexia en se déhanchant sur un bolide vient du fait que le motif de la voiture (qui a failli causer sa mort) est devenu un objet de fétichisme, d’érotisme. Ainsi la découvre-t-on plus tard, à l’abri des regards, se stimulant dans un véhicule.
Comme étrangère au monde qui l’entoure, sauvage, insondable, Alexia intrigue les hommes comme les femmes. Mais gare à ceux qui voudraient s’approcher d’elle de trop près : peu importe les intentions, que l’approche soit de l’ordre de l’agression ou de la pure affection, Alexia voit ceux qui la désirent comme des menaces et finit par en faire ses proies. Des disparitions commencent à se multiplier dans la région où elle vit et on devine qu’elle pourrait en être la responsable.
Bien que ses relations avec son père n’aient jamais été bonnes, Alexia continue de vivre chez ses parents. Elle va se retrouver à un tournant après une soirée qui dérape et où le contrôle lui échappe. En cavale et étrangement enceinte (son ventre gonfle de plus en plus et des écoulements d’huile noire remplacent le potentiel sang, laissant à penser qu’à force de faire l’amour avec des voitures la jeune femme pourrait incessamment sous peu accoucher d’un monstre mécanique), la jeune « killeuse » va avoir une idée pour parvenir à se faire oublier : elle va se métamorphoser pour se faire passer pour un garçon disparu depuis longtemps et dont le père (Vincent Lindon) est désespérément à la recherche. Le stratagème fonctionne au départ mais Alexia y parvient car elle fait semblant d’être traumatisée et de ne pas pouvoir parler. Désormais propulsée dans l’univers de son père de substitution qui travaille dans une caserne de pompiers, elle doit surveiller ses arrières et essayer de rester crédible sous son apparence masculine. La tâche va s’avérer de plus en plus complexe avec son ventre qui continue de grandir, laissant présager un accouchement imminent…
Pour apprécier le film, je pense qu’il faut déjà se détacher de la hype qui a pu entourer sa sortie. Mon premier sentiment à la sortie de salle a été une relative déception. Parce que j’avais entendu des critiques comparer le film à Crash de Cronenberg (et finalement ils n’ont pas grand chose en commun et on est très loin du niveau de cette oeuvre qui relève du chef d’oeuvre pour moi), parce qu’on pouvait s’attendre à du très haut niveau, Palme d’Or oblige et que le métrage a des fragilités (il est plus radical et moins attachant que Grave, moins bien écrit aussi je trouve). Julia Ducournau n’a rien demandé à personne donc il serait un peu idiot de lui tenir rigueur de ce caractère un peu « surcoté ». Et on ne peut que se réjouir que le Festival de Cannes ait pu célébrer pour une fois une cinéaste femme et un film de genre.
L’appellation film de genre colle d’ailleurs parfaitement à Titane dans tous les sens du terme. C’est une de ses grandes qualités : le film n’hésite pas à marquer plusieurs ruptures de ton, à se renouveler en cours de route et à mixer avec brio les atmosphères. Il y a de l’humour, de l’effroi, un côté thriller, du drame familial, des références de science-fiction, une fascination pour le gore, un homoérotisme tantôt perturbant ou fascinant. La grande réussite du projet est de parvenir à ne pas perdre le spectateur malgré ce côté hybride, très libre, furieux parfois. Il n’y a aucun doute sur le fait que Julia Ducournau est une réalisatrice à suivre et qu’elle a un talent monstre (c’est le cas de le dire) : on sent qu’elle sait parfaitement où elle va, où elle nous emmène (alors que nous on se laisse perdre, dans un état presque de semi-hypnose, sans jamais pouvoir prévoir ce qui va arriver à l’écran), que rien n’est laissé au hasard. C’est archi-maitrisé.
Il manque un petit je ne sais quoi au film pour être la bombe de cinéma qu’il aurait pu être. À trop travailler la forme (l’ensemble est visuellement irréprochable et constitue bien par moments une véritable claque esthétique), la réalisatrice a peut-être un peu oublié de penser suffisamment à l’émotion. Il y en a, notamment avec des passages très beaux entre Agathe Rousselle et Vincent Lindon, mais l’attraction de l’autrice pour une certaine surenchère (le côté « Alien » du film est peut-être ce qu’il a de plus fatigant et de moins réjouissant) empêche d’être dans une réelle forme d’affect (ce qui était nettement plus le cas avec son précédent film, Grave).
Si Titane n’a pas été un coup de coeur total, il n’empêche que c’est une oeuvre qu’il est difficile de ne pas aimer et de ne pas saluer. Car Julia Ducournau est une vraie réalisatrice qui a des tas de bonnes idées de mise en scène. Car elle a de belles références. Car elle est audacieuse. Car elle délivre ici une variation très singulière sur le genre (le genre de son film mais aussi celui de son héroïne qui se transforme en garçon et qui enfante un nouveau genre – comme la promesse d’un nouveau cinéma s’extirpant des cases ? ). Théoriquement, le long-métrage est assurément passionnant et ne manquera pas de donner lieu à tout un tas d’analyses passionnées. Car ce qu’il lui manque en émotion fédératrice, il le rattrape par la puissance de ses images qui ouvrent tout un champ de possibles et d’interprétations.
On peut le voir et le lire sous le prisme du genre. On peut aussi y voir une oeuvre sur la monstruosité. Et il y a évidemment au centre la relation père-fille (Alexia a à l’évidence souffert d’un manque paternel et se retrouve touchée pour la première fois par un être humain en rencontrant Vincent, homme brisé qui lui offre un amour si inconditionnel et pur qu’il bouleverse tous ses mécanismes, son rapport au monde et aux autres). Il y a bien de l’amour et de l’humain qui jaillit au coeur de ces ténèbres, de la violence, de la mort, des monstres. On ne tombe peut-être pas amoureux de Titane du premier coup – parce que ce n’est pas un film « aimable » en soi – mais la fascination qu’il exerce, la puissance de ses images et de ses idées de cinéma, restent qu’on le veuille ou non en tête et fait qu’on ne l’oublie pas (ce qui est loin d’être donné à tous les films, loin de là). C’est peu dire qu’on est très curieux de voir ce que nous réserve Julia Ducournau pour la suite de sa filmographie.
Film sorti au cinéma le 14 juillet 2021