FICTIONS LGBT
BURNING DAYS de Emin Alper : cauchemar magistral
Avec Burning Days, le réalisateur turc Emin Alper déploie un film noir cauchemardesque doté d’une mise en scène aussi impressionnante que sensorielle. La tension monte crescendo dans ce long-métrage résolument crypto gay.
Emre (Selahattin Paşali) , beau jeune trentenaire lisse, débarque dans une petite ville reculée de Turquie pour exercer en tant que procureur. Il n’a même pas le temps de se poser que les moments troublants abondent : le Maire insiste lourdement pour le rencontrer, deux hommes visés par une arrestation pour avoir lancé des coups de feu en pleine rue suite à une chasse aux sangliers bafouent son autorité et s’en sortent grâce à leur influence… Rapidement, Emre comprend que la corruption fait rage dans les environs.
Il arrive à une période tendue, alors que des élections se profilent et qu’un brûlant dossier concernant l’approvisionnement en eau (qui tend à sévèrement manquer mais dont les moyens envisagés par certains pour en obtenir pourraient être très dangereux pour d’autres habitants) lui retombe entre les mains. Droit dans ses bottes, le jeune procureur tente de rester ferme et de ne pas se retrouver dans de sales combines. Il est prévenu par un énigmatique journaliste de l’opposition qui semble l’épier, Murat (Ekin Koç), que son prédécesseur a « mystérieusement disparu du jour au lendemain ».
C’est peu dire que le quotidien dans ce coin isolé de Turquie est pesant : le manque d’eau qui requiert toute une organisation, les rats qui s’infiltrent dans les logements, les tensions politiques (avec une émergence grandissante des extrêmes) mais surtout le poids des regards. Tout le monde semble se mêler de ce qui ne le regarde pas, épier son voisin. Bref, on ne se sent jamais tranquille et en tant que procureur dont les décisions peuvent avoir des conséquences sur certains hommes d’influence, Emre se sent définitivement dans le viseur.
Il finit par céder aux relances insistantes du Maire de la ville et va diner chez lui. Sans surprise ce dernier essaie d’influencer ses jugements sur le sujet de l’eau. Encore plus surprenant : s’invitent au diner les deux hommes que Emre avait croisé dans son bureau et qui avaient réussi à échapper à une arrestation. Le Maire s’absente subitement et il se retrouve seul avec eux. L’échange est faussement cordial. Les hommes insistent pour le faire boire et manger et y parviennent… et subitement le procureur se met à se sentir mal. Il va faire une sorte de blackout alors que débarque à la soirée une jeune gitane d’humeur festive.
Le lendemain, alors qu’il se remet de cette nuit dont il a peu de souvenirs, Emre apprend qu’une jeune gitane a été agressée et violée. Il s’agit de la fille qu’il a croisé. Il comprend rapidement que les deux voyous avec qui il a passé la soirée sont les responsables de ces actes et entend bien sévir. Mais le fait qu’il ne se souvienne pas de ce qui s’est passé lui colle un certain doute. Petit à petit des bribes refont surface. Murat, le photographe, lui apprend qu’il a fini par passer la nuit chez lui. La rumeur dans cette bourgade raconte que Murat aime les hommes. Que s’est-il vraiment passé ? Au fil des jours, la tension et la parano s’accentuent…
Dès les premières minutes, le réalisateur Emin Alper impose une atmosphère étrange, troublante, un peu morbide, suscitant le malaise. Pour le spectateur cela ne fait pas de doute : Emre, beau procureur bon chic bon genre, a mis les pieds dans un véritable bourbier. Tous les gens qui l’entourent semblent ambivalents, il ne sait pas à qui se fier et se sent d’emblée mis sous pression et menacé. Le simple inconfort n’est que le point de départ d’un vaste enfer.
Extrêmement noir et formidablement interprété, ce film poisseux diffuse progressivement un certain parfum d’homoérotisme, assez inattendu dans ce genre de décor et contexte. La caméra s’attarde beaucoup sur la beauté proprette de son personnage / comédien principal, sa peau, son corps. Et ses échanges avec Murat, photographe dont la rumeur dit qu’il a des penchants homosexuels, sont chargés en regards ambigus.
Contrairement aux autres hommes du coin, Emre ne parle pas de femmes, n’a pas l’air pressé de mettre un terme à son célibat. Est-il pour autant homosexuel ? Le film n’y répondra pas franchement, laissant le spectateur interpréter par lui-même un complexe puzzle diablement sensoriel. C’est peu dire que Burning Days dispose d’une mise en scène époustouflante et inspirée, nous plongeant par moments dans un véritable trip cauchemardesque qui ne manque pas de secouer.
Le cinéaste, doté d’une maitrise impressionnante, joue avec nos sensations, nos peurs, nos doutes, et nous plonge un peu plus à chaque nouvelle scène vers un angoissant précipice. Le blackout du personnage principal donne lieu à des scènes atmosphériques vertigineuses. Ce cinéma là manie à la perfection l’excellence formelle à une écriture redoutable accumulant les retournements de situation retors. On en arrive à douter d’absolument tout le monde dans cette intrigue qui joue avec les pulsions et l’inconscient pour nous donner l’impression d’être nous-mêmes bloqués en plein cauchemar.
Véritable claque de cinéma, l’oeuvre fait par moment penser au monument méconnu Réveil dans la terreur (les sangliers remplacent ici les kangourous, on y retrouve la même tension homoérotique qui ne dit pas son nom, la sensation d’une gueule de bois constante qui biaise de plus en plus le réel). Aussi captivante qu’intense, une expérience de cinéma qui ne manque pas de foudroyer jusqu’à un final tonitruant.
Sortie au cinéma le 26 avril 2023 / Film produit en 2022 et présenté au Festival Chéries Chéris 2022