LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI de Kirill Serebrennikov : à la folie

By Gaspard Granaud | 26 février 2023

Avec La femme de Tchaïkovski, le réalisateur russe Kirill Serebrennikov nous raconte l’histoire peu connue de Antonina Miliukova, jeune femme tombée amoureuse du célèbre compositeur. Ce film très sombre et à la plastique impressionnante est définitivement un des chocs de mise en scène de l’année cinéma 2023. 

Russie, 19ème siècle. Antonina Miliukova (Alyona Mikhailova), passionnée de musique et de piano, rêverait d’intégrer le Conservatoire. Mais à cette époque, les portes sont plus que fermées aux femmes qu’on encourage plutôt à se marier. Lors d’une soirée, elle croise le compositeur au succès florissant Piotr Tchaïkovski. Elle l’admire, elle le désire, elle essaie de l’approcher sans trop de succès. 

Déterminée à provoquer la chance, Antonina se met à lui écrire des lettres d’amour passionnées. Elle finit par retenir l’attention de ce « célibataire endurci » qui vient chez elle. Il se dit être perplexe, ne pense pas avoir l’énergie pour une relation passionnée. Antonina continue d’insister, met en avant sa possible dot si Tchaïkovski envisageait l’idée de la demander en mariage. Contre toute attente c’est ce qu’il finit par faire et ils se marient. 

L’homme a prévenu son épouse qu’il était un homme difficile mais celle-ci s’accroche, complètement en transe dès qu’elle est à ses côtés, prête à tout pour lui plaire et lui apporter satisfaction. Mais plus les jours passent et plus les choses se dégradent. A chaque nouvelle tentative d’Antonina pour se rapprocher de celui avec qui elle partage désormais le quotidien, elle sent un malaise, elle se sent face à un mur. Tout l’entourage de Tchaïkovski lui conseille de fuir, ce qu’elle refuse absolument de faire. 

Un jour, alors que son mari est parti en voyage, des hommes viennent la voir chez elle et lui annoncent que Tchaïkovski souhaite prendre ses distances. Antonina refuse de croire qu’il ne veut pas d’elle, s’accroche. Quand elle apprend que l’objet de toutes ses obsessions souhaite divorcer, elle ne veut rien entendre. C’est le début d’une plongée vers la folie… 

Ce nouveau long-métrage de Kirill Serebrennikov est sans doute son plus sentimental et donc le préféré de popandfilms. Portée par la prestation d’actrice magistrale de Alyona Mikhailova, cette oeuvre d’une noirceur parfois quasi maléfique, dresse un portrait ambigu et passionnant d’une amoureuse éconduite qui n’est pas très loin de l’érotomanie. 

Pour ceux qui ne connaissaient pas la vie personnelle de Tchaïkovski (c’était mon cas), on est surpris par le déroulement de l’intrigue. On est très loin d’un portrait d’épouse classique. Car le couple formé par Tchaïkovski et Antonina n’était pas commun, c’est peu de le dire. Quelque chose semble clocher dès le départ sans qu’on ne comprenne vraiment quoi. Pourquoi le compositeur fuit-il tellement son épouse ? Pourquoi tout le monde semble surpris de son mariage ? Des indices se multiplient subtilement en arrière-plan, qu’Antonina fait le choix de ne pas voir. Les amis de Tchaïkovski ont l’air assez queer, plusieurs jeuenes hommes semblent attirer son regard… 

La vérité finit par éclater : Tchaïkovski est homosexuel, il a épousé Antonina pour faire taire quelques rumeurs gênantes et aussi un peu pour sa dot. Même confrontée à cette cruelle vérité, l’épouse bafouée ne va rien lâcher, obstinée à l’idée de retrouver celui à qui elle a décidé de consacrer sa vie. 

Avec leur séparation forcée, le film bascule progressivement vers les ténèbres et la folie tandis qu’Antonina révèle des facettes plus troubles. 

Outre la performance magnifique de l’actrice Alyona Mikhailova, La femme de Tchaïkovski est aussi et surtout une masterclass de mise en scène. Formellement parlant, c’est l’un des longs-métrages les plus aboutis et les plus beaux qu’on ait pu voir depuis des années. L’impression d’assister à un ballet vénéneux, poisseux, aussi parfaitement chorégraphié que toxique. Le cinéaste Kirill Serebrennikov matérialise les abysses d’un amour impossible, de sentiments à sens unique dévorants. 

Le monde d’Antonina s’écroule, la réalité devient intolérable, un cauchemar sans fin, elle y substitue ses étranges fantasmes. Le spectateur se perd alors petit à petit entre réel et fantasmes, emporté dans une multitudes de plans séquences d’une force rare. 

Tour à tour désespérément romantique, subtilement fétichiste, presque gothique, surréaliste, ce film fait l’effet d’un lent poison obsédant. Une claque. 

Film sorti au cinéma le 15 février 2023