LA BÊTE DANS LA JUNGLE de Patric Chiha : obsédante rêverie

By Gaspard Granaud | 28 août 2023

Adaptation libre de la nouvelle du même nom de Henry James, La bête dans la jungle est un nouvel OFNI ravissant signé Patric Chiha. Anaïs Demoustier et Tom Mercier sont formidables dans cette oeuvre atmosphérique et hautement romantique. 

1979. May (Anaïs Demoustier), la vingtaine, est un oiseau de nuit. Elle adore aller dans les boites de nuit de la capitale avec ses amis branchés. Alors qu’elle se rend dans un nouvel établissement qui n’a pas encore de nom, elle reconnait John (Tom Mercier), un beau garçon qui l’avait profondément marquée dix années plus tôt. Elle n’était alors qu’une adolescente et elle était, on le devine, tombée sous son charme alors qu’il lui avait révélé un énigmatique secret : quelque chose, « la chose », allait un jour lui arriver… 

John ne reconnait pas May et ne se souvient pas vraiment de cette rencontre dans un premier temps. Puis la mémoire revient vaguement. Qu’importe : May et John vont devenir amis, comparses de nuit. A l’évidence, May est amoureuse et espère que sa patience sera récompensée à force de suivre John dans sa bulle. Mais le mystérieux bellâtre romantique restera insondable, asexué. Pendant 25 années, de 1979 à 2004, ils vont attendre que « la chose » arrive, se retrouvant tous les samedis soirs dans la même discothèque. La chose tant attendue finira-t-elle par arriver ? 

Patric Chiha est ici fidèle à ses obsessions et on retrouve dans La bête dans la jungle son goût et son talent pour créer des atmosphères uniques, nous plonger au coeur de la nuit, de la rêverie, au milieu de corps en mouvement. Cette oeuvre-ci est définitivement clivante, ne plait et ne plaira pas à tout le monde. Car elle est parfois théâtrale, car elle est conceptuelle, car elle tient davantage à être libre qu’à plaire aux masses. Et pour sûr, ceux qui finiront envoûtés par elle ne l’oublieront pas de si tôt. C’est mon cas et je dois dire que c’est sans doute l’un des plus beaux films français que j’ai pu voir en salles en 2023. 

Déjà, quel beau cast ! Anaïs Demoustier est comme toujours hyper juste, rend d’emblée son personnage d’amoureuse transie, rêveuse et sacrificielle hyper attachant. On ne l’imaginait pas forcément de prime abord en clubbeuse branchée et pourtant elle est formidable. Le personnage de May est notre point de repère, celui qui fait la passerelle entre la réalité et la rêverie. Tom Mercier trouve ici un nouveau rôle magnétique et joliment bizarre après ses merveilleuses interprétations dans le film Synonymes et dans la série We are who we are. Toujours habillé avec sa veste de costume et sa chemise, élégant et intemporel, le visage lisse et angélique, il semble venir d’une autre planète sous les traits de John. Un héros romantique complètement à part, assez asocial, assurément mélancolique, au charme envoûtant. Il va s’avérer être un délicieux et vénéneux piège pour May qui va lui consacrer 25 années de sa vie. Enfin, Béatrice Dalle a un second rôle sympathique qui lui va comme un gant, celui d’une physio malicieuse, au look délicatement maléfique et à la tendresse maternelle pouvant surgir à tout moment. 

La distribution est parfaite mais ce qui fait avant tout le charme du projet c’est sa forme, enveloppante, qui nous encercle, nous aspire, nous amenant à nous perdre nous aussi dans la nuit, oubliant le temps, la lumière du jour, la vie réelle. On devient les complices de jeux de May et John et comme eux on reste là, silencieux, à regarder les corps qui dansent, les générations qui défilent alors que les courants musicaux nocturnes mutent. 

Si le mystère autour de « La chose » est ce qui pique la curiosité au départ, instaurant un certain suspense, au final peu importe sa réelle signification. L’émotion, la beauté poétique et tragique de l’ensemble tiennent dans ce garçon et cette fille qui attendent quelque chose qui les dépasse, immatériel, plus fort que la vie. On aura rarement aussi joliment matérialisé à l’écran la grâce d’un amour au-delà des étiquettes, qui se passe de mots. May et John n’ont pas besoin de longues conversations, être l’un à côté de l’autre à regarder dans la même direction, en attendant quelque chose en même temps leur suffit. 

Un peu comme eux, on n’a pas envie de mettre forcément des mots sur ce que l’on voit et sur ce qu’on expérimente à la vision de ce film très singulier, sensoriel, pudique, déclaration d’amour fascinante à la nuit et à la rêverie. On en ressort comme d’une transe, d’un long songe, avec l’envie d’y revenir. 

Film sorti au cinéma le 16 août 2023