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WE ARE WHO WE ARE de Luca Guadagnino : chef -d’oeuvre fluide

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Mini-série du réalisateur de Call me by your name (qu’on ne peut s’empêcher de citer tant cette fiction en constitue un reflet plus tortueux et nuancé), We are who we are s’impose d’emblée de par son exigence, sa densité et sa sensibilité comme un chef d’oeuvre dans la catégorie des oeuvres adolescentes. À voir absolument. 

Italie, Chioggia, près de Venise. Fraser (Jack Dylan Grazer), adolescent « compliqué », turbulent, en constante ébullition et un poil excentrique (c’est un amoureux de mode qui envisage celle-ci comme un art à part entière), débarque sur une base militaire américaine avec ses deux mamans : Sarah (Chloë Sevigny) et Maggie (Alice Braga). Sarah va occuper le poste de Commandant de la base, pas une mince affaire pour une femme lesbienne. Sa compagne Maggie, elle aussi engagée dans l’armée, va également travailler sur la base. 

Brillant et vif, Fraser se pose en jeune homme solitaire au tempérament particulier, un drôle d’oiseau. Étant le fils de la personne qui va gérer la base, il attire logiquement les regards sur lui, d’autant plus que son style toujours étudié (en plus de sa décoloration blonde et de ses ongles vernis) ne passe pas inaperçu au coeur d’un univers qui n’est pas connu pour être à priori le plus moderne et open du monde. 

Fraser se fait rapidement alpaguer par Britney (Francesca Scorcese), une ado du coin, qui l’invite à passer avec elle et sa bande une journée à la plage. Le garçon a du mal à s’intégrer mais observe. Il est fasciné par Caitlin (Jordan Kristine Seamón), meilleure amie de Britney qui est aussi sa voisine. Un peu obsessionnel sur les bords, il va se mettre à l’épier légèrement et à la suivre. C’est ainsi qu’il va découvrir que parfois Caitlin prend les habits de son père pour aller jouer au mec dans un bar, se faisant appeler Harper. 

Au fil des jours, les deux adolescents vont se rapprocher, tissant une amitié très forte et inoubliable. L’intensité de deux âmes-soeurs qui se rencontrent, au-delà des étiquettes. Pour Fraser, c’est la première fois qu’il ressent cette connexion avec quelqu’un de son âge, avec qui il peut partager ses passions et ses questionnements. Caitlin, elle, trouve auprès de son nouvel ami quelqu’un d’ouvert et de bienveillant, qui la comprend comme personne et qui va faire émerger en elle des choses qu’elle refoulait. C’est à son contact qu’elle va notamment peu à peu comprendre qu’elle se sent peut-être plus Harper que Caitlin. 

Ce n’est que l’un des bouleversements que vont provoquer Fraser et ses deux mères. Les trois membres de la Famille Wilson et leur modernité vont, qu’ils le veuillent ou non, pour le meilleur ou pour le pire, changer les trajectoires des résidants de la base, entre révélations et drames très intimes. 

we are who we are série luca guadagnino
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Étant, comme beaucoup, archi fan de Call me by your name, je m’étais un peu jeté sur cette mini-série de façon pas très légale alors qu’elle n’était pas encore dispo en France. J’avais regardé les deux premiers épisodes en VO non sous-titrée et j’avoue que j’étais un peu passé à côté, rebuté par la lenteur de l’ensemble et des personnages à priori pas très attachants. Mais étant fan en général de tout ce que peut faire le réalisateur Luca Guadagnino, j’ai eu envie d’y revenir quand j’ai appris qu’elle était dispo en version sous-titrée sur My Canal. Et puis les deux premiers épisodes, bien qu’ils ne m’avaient pas emballé sur le coup, avait tout de même laissé quelque chose en moi qui me poussait à vouloir recommencer. Et qu’est-ce que j’ai bien fait ! 

Regardez-donc déjà la série en version sous-titrée pour ne pas louper les subtilités car We are who we are est justement extrêmement subtile. Elle est à rebours de toutes les séries ados type Netflix qui s’appuient sur un rythme parfois excessivement rapide, « catchy », frénétique, pulsionnel. We are who we are joue sur autre chose. Elle s’appuie sur la lenteur, la langueur, tisse une sorte de toile hypnotique qui une fois qu’elle vous a attrapé dans ses filets ne vous lâche plus et transperce votre coeur. À chaque nouvel épisode, la série gagne en intensité, en densité et en émotion. L’écriture est d’une subtilité et d’une précision rare, montrant la dualité de chaque relation et de chaque personnage comme on a rarement pu voir ça dans une fiction ado. La mise en scène se renouvelle en permanence, Luca Guadagnino faisant quelque part de sa réalisation la même chose que ses protagonistes. Elle n’est pas gravée dans le marbre, elle est fluide, changeante, prête à se réinventer et à trouver une nouvelle direction qui pourra la définir à terme, comme c’est le cas pour ceux qui sortent de l’adolescence. 

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Comme à son habitude, l’auteur aime marier plusieurs formes d’arts. Il y a quelque chose d’indéniablement littéraire ici mais Guadagnino embrasse aussi les passions de son personnage principal féru de mode et de musique indé (ce qui donne lieu à une bande-originale somptueuse mêlant instrumentaux classiques à Frank Ocean ou Blood Orange). 

We are who we are capte beaucoup de choses et merveilleusement. C’est déjà, évidemment, le portrait d’un adolescent solitaire qui se cherche. Fraser est un drôle de numéro, très vif mais aussi un peu toqué et fou, hyper sensible, parfois trop exalté voire violent dans ses sentiments. Ainsi le voit-on dès de le départ coller une tarte à sa mère ou lui balancer tout un tas d’horreurs plus tard. Ce qui ne l’empêche pas, on le devine, de l’aimer infiniment. La relation entre cette mère ouverte et difficile à cerner et son fils « à part » est très belle. 

Le coeur de la série est définitivement l’histoire d’amitié entre Fraser et Caitlin / Harper. Fraser, sans pouvoir se l’expliquer, est immédiatement attiré par cette fille qu’il devine être différente, comme lui quelque part. Un coup de foudre sans étiquette, une amitié si forte qu’elle est teintée d’amour mais sans s’embarrasser des questions de désir / d’ordre charnel. On rencontre des gens dans notre vie qui nous marque à jamais, qui nous comprennent comme aucune autre personne avant ou après, qui nous changent, qui marquent un tournant dans notre existence. Ce qui se passe entre Fraser et Caitlin / Harper, c’est ça. 

Tout ce qui se passe autour d’eux n’est pas moins intéressant pour autant, bien au contraire. Abordant avec aisance beaucoup de thématiques avec intelligence et sensibilité, We are who we are fait l’effet d’une énorme oeuvre de cinéma. 

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L’action se situe sur une base militaire, à l’aube de l’élection de Donald Trump. En opposition à la modernité du Commandant Sarah Wilson et de sa femme Maggie, il ne faut pas aller bien loin pour trouver l’exact opposé. Chez leurs voisins, la famille de Caitlin / Harper. Les parents de cette dernière, Jenny (Faith Alabi) et Richard (Kid Cudi), forment un couple noir ultra américanisé. Richard se commande des casquettes de slogans de Trump, sa femme (qui regrette la ville de Chicago où ils vivaient avant et qui a tourné le dos à ses origines nigériennes) se complait dans le rôle de bonne femme au foyer. Avant d’être avec Richard et de donner naissance à Caitlin, Jenny avait eu un autre enfant, un fils, avec un autre homme. Ado plus âgé que Caitlin / Harper avec qui il partage la même bande d’amis, Danny (Spence Moore) est tourmenté. Sa mère n’a jamais vraiment voulu lui donner d’informations sur son père et il en souffre. Il se sent étranger à sa propre famille. Il essaie de trouver refuge dans une passion grandissante pour l’Islam. Danny considère par ailleurs que sa famille c’est aussi et surtout Sam (Benjamin L. Taylor), son meilleur ami avec qui il plane, du moins de son côté, une petite part de sentiments ambigus. 

La famille de Caitlin / Harper va entrer en collision avec les Wilson. Car Caitlin / Harper va développer une amitié très puissante avec Fraser. Car la maman / femme au foyer Jenny va se laisser embarquer dans une liaison inattendue avec Maggie. Car le commandant Sarah Wilson va progressivement avoir en horreur Richard qui n’approuve à l’évidence pas ce qu’elle représente et réciproquement. 

Les contraires, les oppositions, les alternatives, rythment l’ensemble. We are who we are montre l’étrange quotidien d’une base américaine située en Italie. Sur place, une architecture presque clinique, impersonnelle, où tout le monde adopte un certain mode de vie américain (avec un grand super marché où l’on mange Dominos Pizza). Mais il suffit de franchir la grille pour se retrouver sous le soleil de l’Italie et ses paysages invitant à la liberté, la rêverie, la poésie. Cette dualité, ce côté presque schyzo, se retrouve aussi dans chaque personnage. La relation entre conflits et amour entre les parents et leurs enfants, le tourbillon des désirs et sentiments des adolescents en pleine construction. 

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Comme la mise en scène qui se plait à changer de style, à provoquer des ruptures de style ou de rythme, les protagonistes ne sont pas figés, comme le titre de la série l’indique par ailleurs, dans ce qu’ils sont. Ils sont ce qu’ils sont et ils peuvent toujours changer à l’âge qu’ils ont. We are who we are réussit à la fois à être très réaliste (elle capture avec un caractère assez naturaliste le quotidien d’ados d’aujourd’hui – dont on notera qu’ils échappent par ailleurs aux diktats de beauté habituels, constituant une distribution riche en gueules, en caractère et en diversité de corps comme de genres / sexualités). On sent parfois le temps qui s’étire, une forme d’ennui plaisant et apaisant, hypnotique. Et en même temps il y a parfois quelque chose d’irréel, qui échappe aux cases, à une certaine norme, morale (la place du commandant Sarah Wilson amenée de façon assez naturelle dans une armée qu’on sait encore bien peu ouverte / la bisexualité latente de la majorité des personnages). 

Si chaque protagoniste dispose de son lot de tourments et de questionnements, il y a ici un je ne sais quoi qui donne l’impression que tout peut arriver en permanence. Il suffit parfois d’une situation, d’un regard, pour que quelque chose d’imprévisible se déclenche. 

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Comme beaucoup d’autres très bonnes séries avant elle (citons en exemples récents Euphoria ou Normal People), We are who we are parle avec sensibilité, beauté formelle et justesse des questionnements adolescents. Elle a toutefois définitivement quelque chose en plus, quelque chose qui est complètement à part. Pour sa forme qui peut évoquer du grand cinéma. Pour sa modernité sur les questions propres aux relations et à la sexualité (le couple lesbien formé par Sarah et Maggie, la liaison entre Maggie et Jenny, l’identité riche en questionnement de Caitlin / Harper et ses relations entre garçons et filles, la bromance ambigüe entre Danny et Sam…). Jusque dans les moindres détails, les arcs narratifs les plus secondaires, la série creuse profond et est d’une finesse remarquable. A tel point qu’il devient quasi impossible de lister tout ce qu’elle aborde. Elle est foisonnante, elle déborde, sans s’éparpiller pour autant, portée par une maîtrise qui d’épisode en épisode laisse bouche bée. 

On pourra saluer la modernité de ton, la remise en question des relations, des couples, des désirs, des identités qui s’extirpent de ce que veut nous dicter la société. On pourra saluer l’immense qualité de l’interprétation chez les adultes comme les ados qui sont tous des révélations. On retiendra l’ambivalente et plantureuse Britney qui est un super personnage secondaire. On n’oubliera pas de sitôt le parcours de Caitlin / Harper en pleine révolution de genre. Et on notera la dédicace finale de la série au père du réalisateur (mettant l’accent sur le manque de père et de repères, d’un rapport complexe à la masculinité, qui parcourt tout le show).

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Et si We are who we are est avant tout le portrait de la magnifique amitié entre Fraser et Caitlin / Harper, ici on a aussi forcément craqué pour tout le segment sur le premier amour obsessionnel, idéalisé et dévorant que voue Fraser à un jeune militaire sexy et féru de littérature : Jonathan campé par le génial Tom Mercier (qui nous avait déjà impressionné dans le film Synonymes). Grosse vibe Call me by your name pour le coup avec un traitement et une issue complètement différentes mais qui ne manque pas de faire de l’effet. 

Par petites touches, petites notes, le tout saupoudré d’envolées de mise en scène ou de moments pop (le tableau clipesque autour de Blood Orange, l’incroyable journée et soirée de mariage de l’un des protagonistes…), We are who we are entête, obsède, bouleverse. Elle ne manquera pas à coup sûr de toucher en plein coeur tous ceux qui se sont sentis différents étant ados ou qui ont encore cette impression. Une déclaration d’amour à la singularité, à la fluidité, à la liberté, dans un monde qui n’est pas rose mais où au coin de la rue peut surgir une âme soeur. Chef d’oeuvre, vraiment. 

Série mise en ligne en 2021 sur MyCanal 

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3