CINEMA

À PERDRE LA RAISON de Joachim Lafosse : emprise et désespoir

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Mounir (Tahar Rahim), jeune marocain, a été « adopté » par André Pinget (Niels Arestrup), un médecin aisé, et a ainsi pu vivre en France. Le docteur Pinget est visiblement un bon samaritain puisqu’il a aussi épousé la sœur de Mounir afin qu’elle puisse quitter le Maroc (mais avec laquelle il ne vit pas) et est sur le coup pour trouver une femme française à leur frère. Mounir vit chez son père de substitution et chacun de ses avis, de ses gestes, a une importance capitale pour lui.

Il s’en éloigne tout de même un peu quand il tombe amoureux de Murielle (Emilie Dequenne). Ils forment un jeune couple uni et heureux. Tellement que Mounir décide de l’épouser. L’occasion pour lui de voler de ses propres ailes après avoir vécu aux crochets de son bienfaiteur ? Pas si vite. Avant même l’annonce du mariage, André invite Murielle à emménager chez lui et la prie de profiter avec Mounir de son grand appartement.  Il propose également au jeune homme, ayant loupé ses examens, de venir travailler pour lui. Comme cadeau de mariage, il leur offre leur voyage de noces, auquel il finira par participer. Et quand Murielle tombe enceinte, il est le premier à être aux côtés des époux pour leur offrir des présents hors de prix. Murielle et André sont grâce à lui à l’abri du besoin. Mais sont-ils pour autant en sécurité ?

Murielle tombe une deuxième fois enceinte, la libido chute. Et quand finit par naitre un troisième enfant, elle apparaît comme dépassée par les évènements. Dans le bel appartement d’André, elle étouffe, n’a pas l’impression d’être chez elle et finit par accumuler les engueulades avec Mounir. Ils évoquent l’idée de partir ensemble au Maroc. Mais André s’y oppose et docilement Mounir décide de rester : le médecin leur offre une grande maison, dans laquelle il vivra avec la petite famille.

Déjà épuisée, quand elle tombe enceinte pour la quatrième fois, Murielle ne sait plus quoi faire. Mounir tient à garder l’enfant. Petit à petit, les promesses d’avenir et d’amour s’estompent pour laisser place à un quotidien pesant dans lequel Murielle n’a pas sa place. Elle va finir par perdre la raison…

à perdre la raison joachim lafosse

Les deux précédents films de Joachim Lafosse, Nue Propriété et Elève Libre étaient de belles claques, évoquant des liens familiaux tendus, ambigus, des rapports de filiation, des dettes affectives et une perversité latente. On retrouve tout cela dans A perdre la raison, incontestablement jusqu’ici son film le plus fort (et pourtant la barre était déjà haute). Tout commence bien : une love story lumineuse entre Mounir et Murielle, jeune couple modeste ayant la chance d’être aidé financièrement par le très généreux André. Le réalisateur opte pour une montée en tension assez exceptionnelle. Tout d’abord Murielle et Mounir apparaissent sur un nuage : coup de foudre, mariage express, un bel appartement sans loyer à payer, un premier bébé…Mais les choses se gâtent alors que le nombre de bambins commence à augmenter.

Le désir s’estompe, la liberté aussi. On ne le dit pas assez souvent mais la maternité peut être un véritable calvaire. Quand elle se retrouve avec trois enfants à gérer, en plus de son travail de prof, Murielle est épuisée, affiche une mine déconfite. Mais on ne la laisse pas se plaindre, on la blâme plutôt à la moindre bourde. Mounir, hier encore si gentil et romantique, finit par céder de plus en plus fréquemment à des sautes d’humeur, lui hurlant parfois dessus. Et André l’infantilise et ne manque pas de la rabaisser dès que l’occasion se présente. Entre ces deux hommes, au lien visiblement indestructible, la jeune femme ne peut pas en placer une, ne trouve pas sa place. Ne reste plus pour elle qu’à s’effacer et à jouer à la femme au foyer…

Joachim Lafosse livre un film brillant sur la condition des femmes dans notre société « moderne ». Tout est loin d’être résolu et encore aujourd’hui les femmes devenant mères se confrontent à une véritable misogynie. Comprenant trop tard qu’elle n’arrivera pas à éjecter André de la partie, Murielle se laisse abattre, se replie sur elle-même. Son rêve ne se réalisera pas : elle ne partira pas vivre au Maroc avec son mari et ses enfants. Ils iront juste là-bas en vacances, une petite parenthèse enchantée, avant de retourner à un quotidien de plus en plus glaçant. Il est intéressant de voir que Murielle rêve de partir s’installer au Maroc alors que toute la famille de Mounir cherche à fuir le territoire, notamment grâce à des mariages blancs. Vers la fin du film, la jeune femme ne lâchera plus le Djellaba que lui a offert sa belle-mère. Un Djellaba qui peut aussi bien en dire long sur sa condition de femme faussement libre autant qu’il évoque le Maroc, son rêve naïf, son paradis perdu. L’ambiguïté règne dans le cinéma de Joachim Lafosse et c’est sans doute ce qui le rend si passionnant.

L’un des thèmes principaux du long-métrage est aussi celui de la dette, du sacrifice. André, sorte de papa gâteau, donne tout à Mounir et à sa nouvelle famille, sans conditions apparentes. Mais il ne manque pas de donner son avis à son « fils de cœur », abuse de l’influence qu’il a sur lui et déteint aussi sur Murielle. Les deux époux finissent complètement sous son emprise, dépendants de lui aussi bien émotionnellement que financièrement. En prenant tout en charge,  en leur offrant le confort, il pourrait bien petit à petit, plus ou moins volontairement et consciemment leur ôter leur autonomie. Jusqu’à quel point peut-on donner avant que cela ne devienne indécent ? Ne faut-il pas à partir d’un moment refuser de trop recevoir de quelqu’un ? Comment prendre ses distances, dire non à quelqu’un vis à vis de qui on se sent totalement redevable ? Mounir et Murielle se retrouvent pris dans un cercle particulièrement vicieux. Si Mounir ferme les yeux, ayant en André une confiance aveugle, Murielle sombre peu à peu dans une profonde dépression.

à perdre la raison joachim lafosse

Comme le titre l’indique, le film suit l’itinéraire d’un être voué à perdre la raison. Pour Murielle, la descente aux enfers commence. Naissance d’un monstre. À perdre la raison est adapté librement d’un sordide fait divers survenu en Belgique et qui clôture cette œuvre aussi intense que dérangeante. Joachim Lafosse a pris le risque de filmer avec beaucoup d’empathie, de sensibilité, une femme humiliée, amenée à renoncer petit à petit à tous ses espoirs. Il la suit jusqu’à ce qu’elle perde son humanité, qu’elle sombre, détruite, dans la folie la plus terrible. Voir Murielle s’effondrer, perdre la tête, est tout simplement bouleversant. On s’est attaché, identifié à elle tout le film durant. On a compris son étouffement, sa détresse. Et quand elle passe du côté obscur, on a froid dans le dos, on a peur de comprendre ce qu’on ne veut pas comprendre, de pouvoir un peu mieux expliquer l’inexplicable. Pour un être fragile (le passé familial de Murielle est dès le départ flou – parents absents, sœur sur qui elle ne peut que vaguement compter), le passage de la frustration à la tristesse puis au désespoir et enfin à la folie peut très rapidement s’opérer…

À perdre la raison est un film très puissant et dur. On ressort de la salle sonné, vidé. Car il nous montre une des facettes les plus obscures de l’être humain. Car Joachim Lafosse nous a complètement retourné avec une mise en scène ingénieuse entre plans-séquences et utilisation judicieuse du hors champ, avec un scénario aussi rigoureux que vénéneux. Car Emilie Dequenne livre une interprétation renversante. Tout est là : audace, maitrise, incarnation, émotions fortes. Un des grands films de la décennie 2010.

Film sorti en 2012. Disponible en DVD et VOD

Blog rédigé en solo par Gaspard Granaud. Avec la précieuse aide de Pierre pour la période avril-mai 2022, merci <3