CINEMA
CLIP de Maja Milos : comme des bêtes
Une petite ville en périphérie de Belgrade, en Serbie. Jasna a 16 ans et tente de passer le moins de temps possible dans le foyer familial. Son père est malade, sa mère lui demande de l’aide mais l’adolescente n’a pas envie de se confronter aux dures réalités de la vie. Alors, elle sort avec ses copines, écume les discothèques, ingurgitant un maximum d’alcool et parfois de drogues.
Récemment, Jasna a reçu un téléphone portable qui fait de la vidéo. L’occasion pour elle de filmer le monde qui l’entoure, les dérapages en salle de classe de ses camarades mais aussi et surtout de se mettre en scène elle-même, comme dans un clip. Elle prend des photos d’elle dénudée, se filme en plein onanisme… Pour s’oublier, elle aimerait vivre le grand amour. Elle est depuis un moment fortement attirée par Djole, un des petits caïds des environs. Mais son cœur n’est pas de ceux que l’on gagne facilement. En attendant, elle fait des choses avec lui dans des toilettes glauques, le laissant la filmer alors qu’elle est à genoux. Pour gagner son affection, elle va le travailler au corps.
Alors qu’à la maison les journées s’enchaînent entre souffrance du père et espoir de le voir enfin admis à l’hôpital où les places sont très chères, dehors, Jasna multiplie les rendez-vous de plus en plus crus avec le garçon qu’elle aime mais qui ,lui, ne pense qu’au sexe. Elle va se donner sans limites, acceptant le fait qu’après avoir tiré son coup, il ne la calcule plus. Peut-elle vraiment espérer que de la débauche jaillira l’amour ?
Interdit aux moins de 16 ans avec avertissement, Clip est de ces films qui divisent, qui choquent, de par leur traitement on ne peut plus frontal. La jeunesse perdue entre alcool, drogues et sexe n’est pas un sujet nouveau. Mais il a rarement été filmé de façon aussi réaliste, crue. La réalisatrice Maja Milos a décidé de montrer sans prendre de gants la dérive d’une adolescente, exposant à l’écran des scènes de sexe explicites. Lors du générique de fin, un panneau nous indique que les scènes d’intimité ont été tournées avec des acteurs majeurs. L’actrice principale, la magnifique Isidora Simijonovic, était pourtant âgée de 14 ans au moment du tournage. Si elle a été remplacée pour certaines scènes, on n’y voit que du feu et cela contribue à donner au film son caractère hautement sulfureux, dérangeant.
Ce premier long-métrage a d’abord un aspect « film social ». Le quotidien dans une petite ville de Serbie, la difficulté pour le père mourant de Jasna d’être admis à l’hôpital, les difficultés à joindre les deux bouts, les grands parents qui s’installent dans l’appartement pour donner un coup de main, les bâtiments délabrés, la jeunesse qui traîne dehors et qui cède facilement à la violence… Jasna tient à échapper en partie à cette réalité glauque. Elle veut s’oublier, rêver, comme dans un film ou un clip. Elle s’habille de façon outrageusement sexy, avec ses copines elle s’amuse à se prendre en photo en petite tenue pour illustrer son profil Facebook. Les soirées se suivent et se ressemblent, guidées par la même soif d’exploser, s’affranchir des responsabilités adultes qui se profilent. On se saoule à la vodka, on essaie la coke et on espère trouver un garçon. C’est un monde sauvage où les filles se cassent la gueule en boîte quand elles se disputent le même mec, où l’on se défonce jusqu’à se faire vomir, où les plus faibles sont l’objet d’humiliations violentes, où les filles acceptent d’être les jouets sexuels des jeunes hommes qu’elles courtisent.
Adolescence, âge sensible et difficile, où règne la loi du plus fort, où l’on ne plaisante pas avec les codes imposés. Djole, objet de l’affection de Jasna, n’est pas du genre à montrer ses sentiments. A chaque fois que Jasna tente de rendre leur relation plus intime, plus tendre, il se défile. Le seul moyen pour retenir son attention est de l’exciter. Pour cela, la jeune fille ne recule devant rien, acceptant de lui faire des gâteries où bon lui semble, lui montrant des vidéos d’elle en train de se toucher, s’adonnant à diverses pratiques, se soumettant. S’il est évident qu’elle vénère cette petite frappe, le garçon lui ne demande qu’à ce qu’on vénère son gros calibre (exposé de façon imposante à l’écran jusqu’à parfois donner la nausée).
Après le sexe, Jasna tente toujours d’établir le dialogue, le contact. En vain, Djole allant parfois jusqu’à la semer alors qu’elle le suit, espérant une bribe d’affection ou de conversation. Pourtant, un lien est bien en train de se créer. Par moments, le rebelle pineur se montre plus attentionné, vient lui-même la chercher, la laisse un peu entrer dans son monde. Dans la deuxième partie du métrage, on trouve une scène à la fois amusante et forte durant laquelle Jasna et son « amoureux », qui viennent de s’envoyer en l’air, sont retenus par la mère de la jeune fille, qui gardait autrefois Djole. Les souvenirs d’enfance mignons évoqués, le fait d’être à table face à des adultes et de devoir se tenir, de ne plus être autorisé à porter le masque d’ado blasé de la rue , fait enfin jaillir de l’humanité, de la sensibilité, chez un garçon mal à l’aise. Mais pourra-t-il vraiment baisser la garde ?
Clip livre avant tout une réflexion très intéressante sur l’image. Le film est composé d’images de pur cinéma et de passages filmés au téléphone portable par son héroïne. On voit l’obsession des ados de se mettre en scène, de fabriquer leur propre contenu. Ils en font des tonnes, se cachent derrière la vulgarité pour avoir l’air cool, s’inspirent des clips sexy qu’ils voient à la télévision ou des jeux vidéo auxquels ils jouent. La possibilité de se filmer, se regarder, permet un rapport différent, peut-être plus dangereux, explicite, à soi. Faire une sextape avec son téléphone n’a plus rien d’extraordinaire, au contraire. Jasna se filme dans son intimité, s’exhibe devant l’objectif comme si c’était son seul moyen d’exister, capture les images de Djole et ses potes frappant un pauvre garçon impopulaire ou dévastant une salle de classe. La violence foudroie, a le goût du cool. Nul doute que dans plusieurs années toutes ces petites racailles seront des beaufs, des paumés. Mais pour l’instant ils sont considérés comme des petits dieux. Sans même s’en rendre compte, ils se ferment de nombreuses portes, avancent vers un avenir sombre, cèdent à un nationalisme parfois douteux…
Jouant avec les limites du spectateur (et ses paradoxes, sa culpabilité aussi, car parfois les scènes crues sont filmées de façon à exciter) , sans concession, Clip se révèle être un des films les plus bruts sur l’adolescence qu’on ait vu depuis longtemps. La réalisation est furieuse mais pas moins maîtrisée pour autant, à l’image d’une héroïne sensible mais acceptant les rites de ses camarades, quitte à se laisser souiller pour obtenir ce dont elle rêve.
Derrière la sauvagerie, la vulgarité, se cachent de jeunes ados qui à force de jouer des rôles ne savent plus très bien qui ils sont et comment trouver l’essentiel. S’il est choquant, le long-métrage de Maja Milos est aussi et surtout intelligent, plus subtil qu’il n’y parait, et souvent émouvant. Une vraie claque.
Film sorti en 2013 et disponible en VOD