CINEMA
DESPUÉS DE LUCIA de Michel Franco : blessures et silence
Un homme, Roberto (Hernan Mendoza), vient chercher ce que l’on croit être sa voiture au garage. Le véhicule à visiblement été entièrement retapé. Quelques minutes plus tard, il abandonne l’auto au beau milieu de la route et continue son chemin à pied. On apprendra, plus loin dans le récit, que l’engin appartenait à sa femme Lucia, morte dans un accident alors qu’elle roulait en compagnie de sa fille Alejandra (Tessa Ia).
Le père et la fille changent de ville et débarquent à Mexico. Envie d’achever le deuil (dont aucun des deux , pourtant, n’ose parler franchement) , de recommencer à zéro. Au départ, cela semble bien parti : chef cuisiner, Roberto trouve une place dans un restaurant tandis qu’Alejandra s’intègre rapidement dans son lycée, introduite par le beau gosse du coin , José, qui a l’air d’en pincer pour elle. Mais petit à petit, la violence du monde les rattrape.
Avec beaucoup de subtilité, Michel Franco place ses personnages de façon significative dans le champ. On retrouve ainsi Roberto, de dos à ses collègues cuisiniers qui bafouent son autorité en discutant entre eux sans jamais penser à l’inclure dans la conversation, et Alejandra encerclée à la cantine par sa nouvelle bande qui fait mine de l’accueillir mais ne la considère qu’à moitié. Rien de nouveau : il n’est jamais facile de s’intégrer.
Les choses deviennent nettement plus perverses lorsque la jeune femme part en week end avec ses nouveaux amis. Elle n’a pas décelé qu’une des autres filles du groupe était amoureuse de José. Alejandra suscite la jalousie, l’envie. Très attirée par José, elle couche rapidement avec lui et alors qu’il sort son téléphone pour filmer leurs ébats, le laisse faire. Sur le chemin retour, le garçon la snobe poliment. Avant de retourner au lycée, l’adolescente découvre que la vidéo de leur rapport sexuel a été postée sur Internet et qu’elle fait le tour de l’école. José prétend qu’il n’y est pour rien. On a du mal à y croire, le mal est fait.
Le quotidien d’Alejandra se transforme dès lors en enfer. Insultée par ses camarades, elle va devenir le souffre douleur de la bande d’amis qu’elle croyait avoir trouvée. Leur violence à son égard se creuse un peu plus chaque jour. Malgré l’enfer subi au quotidien, de plus en plus éprouvant psychologiquement, Alejandra ne dit rien à son père. Sans doute par peur qu’il découvre sa « sextape », peur d’admettre sa grande vulnérabilité… Elle n’ose ainsi pas lui demander de ne pas signer l’autorisation pour le voyage scolaire annuel, où elle devine très bien qu’elle y sera entièrement offerte à ceux qui la sadisent depuis des semaines.
Le cauchemar n’en finit plus : durant le voyage, après de nouvelles brimades, la jeune fille disparaît après qu’on l’ait forcée à se baigner ivre, recouverte d’urine. S’est-elle noyée ? Roberto est averti de sa disparition et découvre peu à peu ce qu’elle lui cachait…
Le mexicain Michel Franco est un cinéaste qui aime interroger, filmer de façon plus ou moins métaphorique, la violence qui sévit dans son pays. Commençant comme le portrait sensible de la relation pudique, faite de non dits, entre un père et sa fille, suite au deuil de la mère de la famille, Después de Lucia distille peu à peu des indices laissant à penser que les choses vont mal tourner. Roberto et Alejandra, malgré leur évidente et précieuse complicité, sont incapables de parler à cœur ouvert. La mort d’une femme, d’une mère, est une expérience traumatisante et personne ne veut plomber le moral de l’autre plus qu’il ne l’est déjà. Roberto cache ainsi le fait qu’il n’arrive pas à faire son deuil, qu’il n’arrive plus à trouver sa place dans le monde. Et Alejandra se laisse humilier par ses petits camarades sans broncher, sans rien laisser paraître.
L’image de la voiture de Lucia, qu’on ne verra que retapée à la sortie du garage, est très forte. Une façon de dire qu’on a beau faire toutes les révisions possibles, une fois que quelque chose à été cassé, même si en apparence tout est réparé, à l’intérieur il n’en est rien. Blessé, Roberto ne peut avancer, il ne peut au mieux que feindre devant sa fille de prendre sa vie en main. D’abord optimiste, Alejandra perd toutes ses illusions après que sa vidéo sexuelle avec José ait fait le tour du lycée. Le garçon lui a brisé le cœur, volé son innocence, a réduit à néant sa réputation, son honneur.
Le film va de plus en plus loin dans la violence psychologique et montre bien comme l’adolescence peut être hostile. Les parents n’imaginent pas à quel point leurs enfants peuvent être sadiques, violents, être aptes à oublier la notion de Bien et de Mal. Alejandra n’a rien fait, si ce n’est céder à une pulsion, entraînant la jalousie de ses camarades. Son arrivée est perçue comme une menace, alors, sournoisement, on décide de la faire plier. Provocations, manipulations, insultes, blagues de mauvais goût, semi-torture (l’horrible scène du gâteau d’anniversaire) et même viol : la descente aux enfers est totale. Le personnel du lycée, qui fait passer des tests anti-drogues, qui convoque élèves et parents à chaque petit problème, ne décèle pas ce qui se passe. C’est le grand problème de ce que l’on appelle le « bullying » : c’est une torture invisible. Les sadiques procèdent discrètement et la victime n’ose pas parler, trop humiliée, ayant peur de représailles. Mais en se murant dans le silence, Alejandra aggrave les choses, devient une sorte de bouc émissaire consentant (sa façon de bouger dans la chambre durant le voyage scolaire, presque comme une esclave, fait froid dans le dos). On assiste, fascinés et éprouvés, à ces rapports de force de plus en plus rudes, injustes, malsains.
Michel Franco montre avec beaucoup de justesse le sadisme adolescent, comment des jeunes ordinaires peuvent déployer une violence inouïe, qui ne cesse de s’accentuer de jour en jour avec la mécanique de groupe. La violence est un jeu dont ils refusent de percevoir les conséquences. Et quand ils se retrouvent confrontés à leurs actes, suite à la disparition d’Alejandra, la majorité nie en bloc. Les parents ne font pas grand chose, les preuves manquent. La violence adolescente est toujours minimisée… L’idée du cinéaste d’opposer la violence adulte, plus consciente, à celle presque primitive de la jeunesse est très intéressante et donne lieu à un final pour le moins impitoyable. La violence est un poison, celle des uns peut si facilement engendrer celle des autres, laissant l’humanité au placard.
Comme son titre l’indique, le long-métrage est hanté par Lucia, figure de la mère, de la femme, qui manque. Sans le deuil, sans l’incommunicabilité qu’il a provoqué, sans ses plaies bien cachées mais toujours présentes, tout aurait indéniablement été différent.
Avec une grande maîtrise formelle et beaucoup d’intelligence, Después de Lucia nous plonge dans un cauchemar éveillé, difficilement oubliable. Intense et dérangeant.
Film sorti en 2012 et disponible en VOD