FICTIONS LGBT
EASTERN BOYS de Robin Campillo : quand tout bascule
Paris, Gare du Nord. Daniel (Olivier Rabourdin), quarantenaire en costard, croise le regard de Marek (Kirill Emelyanov). Il lui tourne autour, commence un petit jeu du chat et de la souris. Se retrouvant enfin l’un en face de l’autre, ils concrétisent la situation. Daniel donne rendez-vous au jeune homme chez lui le lendemain et lui propose 50 euros pour un moment de plaisir. Mais le lendemain, ce n’est pas Marek qui vient frapper à la porte du bel appartement design. Marek a envoyé à sa place sa bande de potes de l’Est, qui ne sont à l’évidence pas là pour rigoler. On menace Daniel de l’accuser de pédophilie (un petit garçon fait partie du groupe), une dizaine de personnes s’installe pour squatter son appartement… Dépassé, sous la menace, Daniel reste sonné. Le lendemain, il trouvera son appart’ dévasté, avec la majorité de ses biens volés.
Contre toute attente, Marek ose refaire surface pour conclure définitivement leur marché. Le quarantenaire accepte malgré les événements précédents. Ils commencent à se voir régulièrement, l’homme aisé comprend que Marek, même s’il lui facture ses « services » , y prend du plaisir, qu’il doit composer avec une homosexualité qu’il ne peut assumer auprès de ses camarades. Se voyant dans le plus grand des secrets, ces deux garçons que tout oppose cultivent une relation de plus en plus forte qui va se transformer avec le temps, du désir à la filiation. Mais alors que Daniel souhaite aider Marek à arrêter ses mauvais coups, à débuter une vie dans la légalité, il va comprendre que rien n’est gagné : le passeport du jeune ukrainien est gardé dans le coffre d’un hôtel où sa bande squatte et le récupérer ne sera pas une mince affaire…
Après le film Les revenants, Robin Campillo revient avec un projet tout sauf linéaire. Eastern Boys est une œuvre qui détonne complètement avec la majorité de la production française. Scindé en plusieurs chapitres, qui déploient chacun à leur manière une atmosphère singulière, le long-métrage perd le spectateur, n’a de cesse de le surprendre, tout en l’amenant vers des émotions très fortes. Cela faisait un petit moment qu’on n’avait plus retrouvée devant un grand écran cette agréable sensation d’être face à une intrigue imprévisible, face à une mise en scène qui transforme le réel subtilement pour le transcender, nous emmener ailleurs. Tout ici n’est que cinéma et le projet déborde d’ambition sans jamais pour autant vouloir se rendre trop opaque.
Le premier chapitre joue des silences, laisse les images parler d’elles-mêmes alors que Daniel « chasse » son beau garçon de l’Est dans la Gare du Nord. Puis dans le deuxième chapitre, face à une agression inattendue, qui ne dit pas son nom, le réel bascule complètement. Entre une mise en scène vertigineuse et la musique de Arnaud Rebotini on ne sait littéralement plus sur quel pied danser, on se laisse emporter en plein trip. Robin Campillo nous rappelle alors à quel point un événement, une émotion, peuvent complètement modifier l’espace d’un instant le regard, la façon de se comporter, de ressentir. Au milieu du chaos, confronté à une sournoise violence, Daniel se met à danser, s’oublie plutôt que de hurler. Ce passage est probablement l’un des plus enivrants et intenses que l’on aura l’occasion de voir au cinéma dans les années 2010. La suite, dans des registres différents, ne démérite pas. Le troisième chapitre laisse éclore un lien puissant entre Daniel et Marek, montrant les différents visages de l’amour. Et le dernier chapitre, qui emprunte curieusement au jeu vidéo, montre Daniel tentant d’aller sauver son ami dans un hôtel pensé comme un donjon où les « Eastern Boys » seraient des dragons. De quoi déployer une tension énorme, avec une touche d’action.
Force de la réalisation, culot du scénario, richesse des thèmes abordés : Eastern Boys a la beauté intimiste des films d’auteurs français et y apporte un souffle rare et précieux, témoigne d’une infinie croyance dans le pouvoir de la fiction. C’est sensuel, vénéneux, aventureux, émouvant, angoissant, parfois cruel ou dérangeant. On passe par tous les états possibles, avec en toile de fond des sujets borderline comme la prostitution ou les sans papiers. Impossible de ne pas saluer la qualité de l’interprétation avec en tête Olivier Rabourdin (magistral, tout en nuances) et Danil Vorobyev (son personnage de Boss est bestial, glaçant). Egarement, danger, surprises (la tension sexuelle se déploie souvent là où on ne l’attend pas, lors d’une agression par exemple) : Eastern Boys est un coup de maître.
Film sorti en salles le 2 avril 2014 / Disponible en VOD et en DVD aux éditions Arcadès (avec notamment les essais filmés des acteurs, les répétitions et le deuxième chapitre commenté)