FICTIONS LGBT
EN LA GAMA de Claudio Marcone : la peur de détruire
Santiago du Chili, de nos jours. Bruno (Francisco Celhay) est en apparence l’homme parfait. Architecte, élégant, bien éduqué, beau, marié et père d’un adorable petit garçon. Mais voilà qu’il surprend tout son entourage en quittant le foyer familial pour faire un break, tenter de se retrouver. Ni sa famille ni son épouse ne comprennent (ou ne veulent comprendre) ce qui se trame. Seul dans un appartement isolé, Bruno décide de se consacrer intégralement à un projet professionnel ambitieux : la construction d’un possible monument à Santiago.
Pour l’aider dans ses recherches et booster son inspiration, l’homme qui l’emploie pour cette mission le met en contact avec un jeune homme qui connait la ville comme sa poche. Il s’appelle Fernando (Emilio Edwards), dit « Fer », est lumineux, plein de vie, gay, ne connait pas la demi-mesure. Le courant passe. Un soir, quand Fer croise Bruno dans un club gay, il commence à s’interroger. Les deux hommes vont commencer à se tourner autour et ce sera pour Bruno l’occasion de vivre enfin une attirance qu’il avait jusqu’alors refoulé. Mais une romance est-elle vraiment possible avec cet homme encore marié et qui a du mal à savoir qui il est vraiment ?
On le dit sans détour : « En la gama » est un des plus beaux films à thématique gay de la décennie 2010. Un de ces longs-métrages intimistes qui sans en avoir l’air vous cueillent et vous laissent devant le générique de fin (orné du très émouvant titre « Disfruto » de Carla Morrison) avec les larmes aux yeux et un besoin furieux de câlin. Sur le papier, il ne s’agit pourtant que d’un nouveau récit d’homme marié qui succombe à une passion homosexuelle, se retrouvant confronté à l’étape du coming out et du questionnement de son identité sexuelle. Mais résumer cette première oeuvre du très doué Claudio Marcone à cela serait réducteur.
On comprend dès les premières minutes que nous ne sommes pas devant un drame sur l’affirmation de l’homosexualité classique. Déjà, un vrai regard de cinéaste : la façon de filmer la ville de Santiago du Chili (personnage à part entière), les visages des acteurs qui sont magnifiés, les cadres, le choix des couleurs : En la gama transpire le beau dans chacun de ses plans et déploie une folle sensualité que ce soit dans le filmage du quotidien ou les passages plus charnels. Ivresse palpable du sentiment amoureux et sa magie.
Bruno est un homme lisse et séduisant, type gendre idéal, qui a toujours voulu tout bien faire dans sa vie. Quitte à se forcer. Irréprochable mais pas infaillible, il se retrouve bloqué à terme dans une vie qui ne lui correspond pas et l’étouffe. C’est alors la fuite, c’est là le début du film : un besoin urgent de solitude, pour faire le vide et essayer de (se) comprendre. Tout bascule quand arrive sur son chemin l’extraverti, assumé et très entier Fer. Il est son opposé, il peut le compléter, il est cette tentation d’amour et de désir qu’il s’était jusqu’alors refusé.
Alors que tout devient possible, l’architecte ne peut se délester de tout ce qu’il a construit jusqu’alors : peut-il vivre sa romance avec un homme au grand jour alors qu’il est encore marié et père de famille ? Plutôt que les traditionnels affrontements colériques et lacrymaux avec l’épouse « trahie », le réalisateur préfère des confrontations à coeur ouvert, d’une rare pudeur. C’est ce qui fait toute la force et l’incroyable beauté de ce film : il montre et fait ressentir à la fois le vide, le manque et la peur qui animent les protagonistes mais aussi tout l’amour qui circulent entre eux. Pour son propre épanouissement, pour construire quelque chose de neuf ou se reconstruire, il faut parfois prendre le risque de détruire. Un geste, une concession, que Bruno, maladroit mais infiniment bon, ne peut se résoudre à faire.
En référence au titre original, le personnage principal est dans le flou, « perdu dans la gamme de gris ». Un homme fatal malgré lui, qui attire comme un aimant (diable que Francisco Celhay est magnétique !), qui touche droit au coeur mais qui de par son incertitude est terriblement vénéneux pour lui comme pour les autres. Doux, profond, chargé d’une infinie mélancolie, « En la gama » montre et donne à ressentir l’étourdissement de la rencontre amoureuse et la douleur d’une possible impossibilité. A l’image de ses derniers plans, abstraits et ouverts, l’ensemble entête et bouleverse. Un premier long-métrage superbe dont on sort tout retourné.
Film produit en 2015 et disponible en DVD et VOD