FICTIONS LGBT
FLESH de Paul Morrissey : les corps de la Factory
Le film s’ouvre sur Joe (Joe Dallesandro), endormi. Nous resterons plusieurs minutes à le fixer dans le silence. Et puis patatra, voilà Géraldine sa femme qui le réveille à coups de coussin. Géraldine a besoin que Joe aille travailler pour lui ramener 200 dollars. Elle aimerait en effet prêter cette somme à une amie qui a besoin de se faire avorter. Joe n’a pas envie de bosser, il faut dire que son travail consiste à tapiner dans les rues de New York. Il finit toutefois par céder face à l’insistance de sa chère et tendre et qui est, en outre, la mère de son petit garçon (qu’on voit relativement peu à l’écran hormis une très belle scène où Dallesandro joue avec lui, nu).
C’est parti pour une journée dans la peau d’un gigolo. Joe croise d’abord le chemin d’un homme lambda qui à peine « soulagé » a envie de le revoir. Il accepte ensuite de poser pour un vieil homme qui souhaite le dessiner nu. Il rend ensuite visite à une vieille connaissance (une délirante strip teaseuse) chez laquelle squattent deux femmes trans. Fin de journée chez un ami/client, rescapé du Vietnam, à qui Joe « emprunte » 30 dollars avant d’accepter une gâterie. Rentré à la maison, Joe se retrouve entre sa femme et la copine de celle-ci qui parle de lui à la troisième personne, fait comme s’il n’était pas là en demandant à Géraldine pourquoi diable elle s’est mariée…L’amie se dit que finalement elle n’avortera pas.
Sorti en 1968, Flesh est devenu un film culte. Le genre d’œuvre que l’on voit et revoit avec toujours le même plaisir. Paul Morrissey, sous l’œil bienveillant d’Andy Warhol a entamé sa fameuse trilogie en compagnie de Joe Dallesandro avec ce premier volet incroyablement libre. Les coupes brutales qui flashent entre certaines scènes ressemblent au flash d’un appareil photo. Le réalisateur capture en effet l’intimité de ses personnages (qui pour la plupart mettent en scène leur propre personnalité, de façon plus ou moins exagérée). Une vaste place est laissée à l’improvisation, les dialogues partent un peu dans tous les sens…mais c’est un régal de chaque instant ! Tout le monde parle de tout et de rien, balance tout un tas de conneries entre deux vérités universelles sur l’art, le corps, la vie. On a un peu la sensation pendant tout le métrage de se retrouver au milieu d’une bande de potes fucked up après une folle nuit perchée.
Ces personnages qui « parlent pour parler » sont parfois interrompus par le montage qui soudainement nous plonge dans le silence, nous invite à la contemplation. Et ce que l’on contemple avant tout, c’est Joe Dallesandro. Impossible de rester de marbre face au charme et à la sensualité de ce beau blond, icône totale, qui joue ici à merveille le toy boy de service. Les femmes ont pris le pouvoir : c’est Géraldine qui envoie son homme tapiner pour lui ramener du fric. Le corps de Joe devient alors un bien de consommation sur lequel se jettent de nombreux clients de toutes sortes. Et voilà donc que Joe se retrouve à mimer à poil un lancer de disc pour un vieux dessinateur qui lui donne des conseils pour se muscler afin de ressembler à de belles statues grecques…On assiste à une peinture extrêmement juste du quotidien des gigolos. Joe explique à des débutants comment bien gérer son business, où il faut aller, comment bien s’assumer et s’en foutre du regard des autres.
La chair se monnaie, la chair est de toutes les conversations. L’amie strip teaseuse songe à se faire siliconer, le vieil homme explique l’importance du corps chez l’homme, l’ami particulier de Joe exprime sa peine alors que des bouts de chair lui manque suite au Vietnam…Nous avons également droit à toute une réflexion sur le vrai et le faux. Comment distinguer une vraie plante d’une fausse plante ? Joe et Géraldine donnent l’impression de former un couple factice ; Joe fait semblant d’être gay pour gagner du blé (ou bien ment-il sur son hétérosexualité ?). Certains se cachent derrière leur amour de l’art pour jouer les voyeuristes, d’autres ont besoin de petits mensonges (« tu es un ami, avec toi ce n’est pas pareil ») pour profiter de la prostitution sans culpabilité. Si les dialogues et conversations hilarantes ne manquent pas, que le tout ressemble à un très amusant portrait d’une vie rock’n roll dans les sixties, Flesh dispose pourtant aussi d’une certaine gravité.
Il y a déjà tout un portrait de la solitude urbaine et d’une jeunesse complètement larguée, sans repères. Une scène résume parfaitement l’ambiance : la strip teaseuse confie à un moment qu’elle a été victime d’un viol. Elle raconte tout plus ou moins dans les détails. C’est atroce. Mais après quelques secondes de silence elle sourit et avoue qu’aujourd’hui elle trouve ça « drôle ». Faut-il en rire ou être terrifié ?
Faussement léger et superficiel, Flesh est le portrait d’une génération perdue et d’un temps révolu : celui de la Factory de Warhol, de la jeunesse d’un Joe Dallesandro exhibant son corps sans aucune pudeur pour le plus grand plaisir des spectateurs (il n’a jamais été aussi beau, cool et désirable que dans ce film). Au milieu d’un impressionnant débit de paroles, de bruit, on est tout simplement fascinés par ces visages, ces corps représentant toute une époque, une jeunesse rock’n roll, iconique pour toujours.
Film sorti en 1968 et disponible en DVD