FICTIONS LGBT
FOXCATCHER de Bennett Miller : les envieux
Etats-Unis, années 1980. Mark Schultz (Channing Tatum), médaillé d’or olympique, se prépare pour de nouveaux championnats, avec déjà en ligne de mire les JO de Séoul de 1988. Marqué par une enfance difficile, le champion de lutte n’a toujours pu compter que sur son frère Dave (Mark Ruffalo). Ce dernier est lui aussi champion mais se consacre désormais uniquement à son activité de coach. Droit, loyal, charismatique, Dave fait sans le vouloir de l’ombre à son petit frère, qui souffre en silence de ne pas avoir la même force et assurance.
Un jour, à sa plus grande surprise, Mark est invité à rejoindre dans son vaste domaine un riche héritier, John du Pont (Steve Carell). Le milliardaire, officiant dans le secteur de l’armement, est passionné par la lutte et aimerait devenir coach. Il propose ainsi à son invité de devenir son protégé, de rejoindre son équipe, contre une belle somme d’argent. Il aimerait aussi que Dave soit de l’aventure mais ce dernier préfère rester dans sa petite ville avec sa famille. Mark finit ainsi par délaisser l’entraînement avec son frère pour goûter à une nouvelle vie en compagnie de John Du Pont.
Les deux hommes deviennent très proches, se dessine une étrange relation entre jeux de pouvoirs, filiation et désir refoulé. Les premiers mois d’entraînement tiennent du rêve éveillé et permettent à Mark de se sentir mieux dans ses pompes. Mais petit à petit les choses dégénèrent : John Du Pont l’initie à la drogue, le délaisse… Quand, après qu’il lui ait avoué souffrir d’être dans l’ombre de son frère, Mark découvre que son bienfaiteur a déployé de gros moyens pour convaincre ce dernier de venir rejoindre son équipe, le lutteur prend conscience qu’il n’est qu’un pion dans un jeu pervers qui le dépasse. Personne ne sortira indemne de ce tendu et ambigu triangle…
Adapté d’une histoire vraie, Foxcatcher fait songer par les thématiques qu’il aborde au chef d’oeuvre The Servant de Joseph Losey. Les rapports de force et autres jeux de pouvoir sont au cœur d’un métrage à la tension rare, doté de grandes qualités d’écriture faisant la part belle à une psychologie des personnages délicieusement complexe. Il y a tout d’abord la relation d’amour-jalousie entre Mark et son frère. Ne pouvant pas compter sur leurs parents alors qu’ils n’étaient que des enfants, ils sont devenus tout l’un pour l’autre. Dave en plus d’être un grand frère s’est ainsi imposé en père de substitution, en modèle. Mais le fait que les deux frangins évoluent dans le même monde, et que Dave y soit plus à l’aise, favorise une sorte de compétition malsaine. Si Dave ne fait pas exprès de se mettre en avant, s’il est pur dans ses intentions, Mark vit mal la situation sans oser exprimer ses tourments. A l’évidence mal dans sa peau, sans ami ni amour, il n’a rien d’autre que le sport et son frère. Quand John Du Pont entre dans sa vie, il entrevoit une magnifique porte de sortie, l’occasion d’exister enfin par lui-même. Mais le milliardaire est d’une générosité suspecte. Peu à peu nous comprenons que sa démarche est perverse. L’héritier va s’amuser à imposer sa domination sur Mark pour mieux le séduire puis le broyer, va utiliser la relation faite de non-dits entre les frères pour mettre à mal leur lien, leur voler leur dignité.
Mark et John ont en commun une profonde haine d’eux-mêmes. Si Mark traîne les séquelles d’une enfance marquée par l’abandon, John se démène pour plaire à une mère extrêmement stricte. Cette dernière a en horreur l’idée que son fils soit un faible, lui reproche de ne pas s’intéresser à des sports plus nobles comme l’équitation ou la chasse. Même s’il est privilégié, John est un bon à rien : au fil des mois, il se révèle incapable d’assurer sa position de coach, de mener à bien son projet. Il n’est qu’un enfant capricieux manquant de force, il en a conscience, il se dégoûte lui-même. L’ensemble du métrage est extrêmement crypto gay et on peut voir dans l’attrait du riche manipulateur pour la lutte, un goût pour les rapprochements virils et musclés, une façon de savourer des étreintes masculines tout en ne troublant pas trop le refoulement…
Ponctué de scènes très fortes, mettant à mal des personnages à vif, Foxcatcher est à la fois très sensible et cruel, doté d’une mise en scène subtile, offrant à ses acteurs une partition exceptionnelle (Channing Tatum n’a jamais été aussi émouvant, le talent dans un registre dramatique de Steve Carrel éclate). Comment composer avec ses démons, avec une terrible haine de soi qui ronge ? Mark intériorise, se laissant manipuler et détruire, tandis que John se défoule en tentant de briser les autres. L’intégrité de Dave, sa relation fusionnelle avec son frère, son assurance, sont autant de choses que John n’a pas, qu’il envie et qu’il finit par vouloir anéantir. De la première à la dernière minute, ce mélange de drame intimiste dans les coulisses du sport et de thriller psychologique captive. Grand film.
Film sorti en 2015. Disponible en DVD et VOD