CINEMA
LA BELLE CAPTIVE d’Alain Robbe-Grillet : film-fantasme
La nuit. Walter Raim (Daniel Mesguich), agent d’une police parallèle, se voit confier une nouvelle mission par sa supérieure, Sara Zeitgeist (Cyrielle Claire) : il doit déposer un message urgent au Sénateur Henri de Corinthe. Mais son objectif est contrarié quand il trouve allongée au milieu de la route une belle jeune femme blonde, à moitié inanimée et blessée. Cette beauté ne lui est pas inconnue : il a dansé avec elle et s’est laissé charmer par sa sensualité et son mystère dans un dancing plus tôt dans la soirée.
Subjugué, il ne peut se résoudre à la laisser alors qu’elle se présente soudainement à lui en piteux état. Il l’installe dans sa voiture et s’arrête devant une grande demeure pour demander à appeler un médecin. Mais à l’intérieur de la demeure se trouve une bande d’hommes costumés pour le moins étranges, semblant participer à une sorte de rituel SM. Ils pensent que la belle blonde amochée est une soumise que Walter veut leur vendre. Ce dernier essaie de dissiper le malentendu et l’un des convives prétend être médecin et lui propose son aide. On le conduit dans une chambre dans laquelle on l’enferme avec sa mystérieuse partenaire d’une nuit. Après une hallucination érotique et vampirique, Walter se réveille, avec un saignement au niveau du cou. Il est surpris de découvrir qu’il se trouve seul dans la demeure, qui ne ressemble à rien de ce qu’il avait vu quelques heures auparavant : tout est en ruine ! On l’informera plus tard que le lieu est fermé et inhabité depuis longtemps.
La journée qui commence s’annonce mouvementée : l’agent découvre en lisant le journal que sa blonde est portée disparue et qu’elle était l’une des compagnes de Henri de Corinthe. Quand il arrive chez ce dernier, il le trouve mort et entouré de policiers. Sa ressemblance avec le défunt est frappante. Puis un autre membre d’une police parallèle l’informe que l’information sur la disparue du journal était fausse et que la photo était celle d’une ex fiancée de Corinthe, décédée dans d’étranges circonstances. Alors que les informations n’ont de cesse de se contredire, que le réel se mêle au surnaturel, Walter perd pied et peine de plus en plus à discerner ce qui est vrai ou pas, s’il vit vraiment sa vie ou s’il évolue au cœur d’un vénéneux cauchemar…
Plus que jamais avec La belle captive, Alain Robbe-Grillet mêle le kitsch au sublime, l’humour à la poésie, le cinéma à la peinture, le polar au cinéma bis. Ce long-métrage qui emprunte son titre aux tableaux de Magritte est une expérience complètement déroutante et profondément jouissive. Dès les premières images on est captivés par la force de la mise en scène. C’est d’une liberté sans égal, d’une folle inspiration sans jamais complètement se prendre au sérieux. Sara Zeitgeist sur sa Harley Davidson qui roule pour de faux, la belle blonde énigmatique campée par Gabrielle Lazure plus aguicheuse et rieuse que jamais au cœur d’un dancing, la tension érotique perverse d’une soirée SM, puis la reprise des différentes parties de La Belle Captive de Magritte… Entre obsession et second degré, les images s’inscrivent dans nos têtes pour longtemps. Le film résulte d’un mélange d’influences et d’inspirations diverses. Magritte donc mais aussi La fiancée de Corinthe de Goethe, L’exécution de Maximilien de Manet ou encore un petit quelque chose de Kafka. C’est comme si Alain Robbe-Grillet avait mis tous ces éléments dans un shaker et qu’en résultait une œuvre cinématographique alambiquée, joueuse et qui ne perd jamais rien de son mystère.
Dans ce nouveau labyrinthe, nous suivons un homme au désir rentré qui va peu à peu se laisser obséder par une belle inconnue dont on finira par lui apprendre qu’elle n’est pas réelle. Si au départ le spectateur peut avoir l’impression de suivre un polar maniéré, il bascule vite dans un véritable trip, un film-fantasme, dans lequel il n’a d’autre choix que de se perdre. Un monde peut en cacher un autre, un corps peut avoir plusieurs visages, le réel peut n’être qu’un rêve… Alors que Walter se laisse hanter par la blonde de ses rêves, qui le vampirise et lui vole progressivement son énergie, on peine de plus en plus à discerner ce qui est vrai ou faux, quels personnages appartiennent au monde des vivants ou des morts. La voix off de Walter, comme d’outre tombe, nous laisse penser qu’il n’est peut-être plus parmi nous. On devine aussi qu’il se repasse en quelque sorte le film de sa vie, sous l’apparence d’un agent devant remettre un message à un Sénateur qui n’est autre que lui-même.
On ressort du film sans trop savoir si l’on a tout saisi, tout compris. Et cela ne pose aucun problème et ne gâche en rien le plaisir. On se confronte à La belle captive comme à un tableau magnifique et ensorcelant. On y pénètre, on laisse notre imaginaire être stimulé, les images jouer avec nos instincts, nos pulsions. On y déambule comme dans un rêve éveillé, diverti par la force des images aux multiples significations, provoquant des émotions fortes et inattendues, quelque chose de physique. C’est à la fois plein de maîtrise et de drôlerie, très artistique et procurant la même sensation réjouissante qu’un plaisir coupable. Un homme vampirisé et perdu, une blonde et une brune, la mort omniprésente, le désir et le fétichisme aussi : La belle captive a des allures de divine hallucination.
Film sorti en 1983 et disponible en DVD