FICTIONS LGBT
LA MAUVAISE ÉDUCATION de Pedro Almodóvar : souvenirs, fiction et réalité
Fin des années 1970, début des années 1980. Enrique (Fele Martinez) est un cinéaste en panne d’inspiration, découpant des faits divers dans les journaux dans l’espoir de pondre un nouveau scénario. C’est alors qu’il reçoit la visite d’Ignacio, un ami d’enfance perdu de vue, qui se fait désormais appeler Angel (Gael Garcia Bernal). Enrique peine à le reconnaître mais, sympathique et volontaire, Ignacio lui transmet une de ses nouvelles, intitulée La visite, qu’il verrait bien en adaptation cinématographique. Il le prévient : une partie du manuscrit relate de leur enfance et l’autre n’est que fiction.
Enrique, seul chez lui après une séparation, dévore la nouvelle qui le replonge au début des années 60, alors qu’il n’était qu’un petit garçon, pensionnaire d’une école religieuse. C’est là qu’il vit pour la première fois Ignacio, pour lequel il eut une sorte de coup de foudre. Mais il n’était pas le seul à être attiré par ce garçon à la voix enchanteresse : le Père Manolo, un des hommes les plus hauts placés de l’établissement, en avait aussi après lui. Abusant d’Ignacio, possessif et jaloux, il avait fini par séparer les deux garçons en renvoyant Enrique.
Alors qu’Enrique et Ignacio se retrouvent, adultes, cela pourrait être l’occasion d’une deuxième chance. Les deux hommes entament une liaison torride. Mais les doutes d’Enrique se confirment : l’Ignacio qu’il a devant lui n’est pas celui qu’il a connu. Il finit par découvrir qu’il s’agit de son frère Juan (le vrai Ignacio, lui, est mort). Perturbé, le réalisateur décide malgré tout d’adapter la nouvelle en film et offre à Juan / Angel le premier rôle. Il espère sans doute finir par parvenir à accéder à la vérité. Mais entre souvenirs, réalité, fiction et mensonges, il pourrait bien s’entraîner à nouveau dans de sales histoires…
Pendant plus de dix ans, Pedro Almodóvar avait écrit et réécrit le scénario de La mauvaise éducation, mélange de drame intime et de film noir, réunissant toutes ses obsessions au cœur d’une intrigue à tiroirs, pleine de surprise. Le résultat est bluffant et constitue sans aucun doute un des plus grands chef d’œuvres de son auteur. Interprétation brillante, mise en scène et photographie époustouflantes, audace et universalité des thèmes abordés (le premier amour perdu, les souvenirs d’enfance, la pédophilie, la transexualité…) : tout est là. La mauvaise éducation impressionne par sa maitrise, Almodóvar nous emporte dès les premières minutes dans un récit ponctué de coups de théâtre, plein de fausses pistes mais parvenant à nous manipuler, à exacerber chaque émotion sans qu’on ne le voit jamais venir.
L’œuvre apparaît d’abord comme un brillant exercice sur le fait divers. Le personnage d’Enrique en découpe dans les journaux et finira par adapter sa propre histoire qui se révélera être un des faits divers les plus improbables qui soit (on notera d’ailleurs que le film se clôt en nous donnant des informations brutes sur les personnages comme s’il s’agissait de plusieurs coupures de journaux). On peut être fasciné, interpellé, par toutes ces sales histoires qui ne tiennent qu’en quelques lignes dans les journaux. Mais quand on les humanise, qu’on les développe, cela nous rappelle que ces faits divers ce sont des vies, que la vie elle-même est un fait divers. Mais Almodóvar nous dit aussi et surtout que la vie c’est du cinéma.
Un des plus grands frissons d’Enrique et Ignacio, leur première « relation sexuelle », se passe dans un cinéma lors d’une mémorable pignolade partagée. Des décennies plus tard, Enrique tente d’affronter ses démons en transformant ses souvenirs en œuvre de cinéma, s’autorisant à écrire, créer la fin de l’histoire puisque la vraie, il ne la connaît pas. A noter que dans la première version qu’Angel transmet, celle que l’on présume être celle d’Ignacio, la fin est une fin heureuse, celle d’un homme qui rêve de lendemains meilleurs. Plus amer, Enrique opte pour un dénouement tragique. Mais il est encore loin de la vérité tant la réalité dépasse la fiction, se révèle plus théâtrale, plus sale aussi.
Véritable variation sur le vrai et sur le faux, la réalité, les souvenirs et l’art, La mauvaise éducation évoque de nombreuses adaptations / transformations. Abusé alors qu’il était un petit garçon, Ignacio décide de devenir une femme. Le père Manolo lui s’est avec le temps reconverti en travaillant pour une maison d’édition, espérant sans doute s’éloigner de la tentation, de ses pêchés passés. Enfin, Juan se fait appeler Angel et est un acteur, ne demande qu’à être caméléon, à entrer dans la peau d’un autre.
Les intentions des personnages restent majoritairement floues, abstraites. Chaque portrait est à la fois impitoyable et subtil. Et chacun témoigne d’une certaine perversité. La plus évidente est celle du Père Manolo, abusant de son pouvoir pour mettre la main sur Ignacio puis arrosant d’argent des années plus tard Juan pour batifoler avec lui. Le même Juan cache la mort de son frère, se fait passer pour lui pour avoir enfin un rôle d’envergure dans un film. Enrique pour sa part , conscient avant même le début du tournage que quelque chose cloche, décide de continuer, de jouer pour voir jusqu’où Juan ira dans la tromperie…
De nombreuses images nous marquent à jamais. La magnifique scène de Zahara chantant Que sas, que sas, que sas, l’enfance envolée au son de Moon River, le coup de foudre enfantin de deux garçons, les étreintes passionnées de deux hommes qui finalement ne se connaissent pas, la sueur du Père Manolo se filmant en plein ébat et se laissant submerger par des pulsions le rapprochant de plus en plus de la folie, « l’affrontement final d’Enrique et Juan »… Fascinant, obsédant, d’une intensité folle : La mauvaise éducation est de ces longs-métrages essentiels qu’on peut voir et revoir, toujours avec le même désir et la même émotion.
Film sorti en 2004 et disponible en DVD et VOD